Les insectes vont-ils un jour nourrir le monde ?
Croquer des grillons à l’apéro, incorporer du ver de farine dans ses préparations culinaires… Dans quelle mesure cette tendance a-t-elle véritablement décollé ? Et quel est l’intérêt nutritionnel et environnemental de cette approche ?
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Publié le 26-08-2021 à 10h56 - Mis à jour le 26-08-2021 à 11h02
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Produire trois tonnes de grillons destinés à l’alimentation humaine par mois d’ici trois à cinq ans : tel était l’objectif, ambitieux, que s’était fixé la jeune entreprise bruxelloise Little Food lorsqu’en 2017, nous avions été visiter sa ferme insolite au sein de Greenbizz, un incubateur pour start-up durables situé à Laeken. Dans ce qui avait été présenté à l’époque comme "le plus grand élevage urbain d’insectes", quelque 600 000 spécimens coulaient paisiblement leurs 35 jours de vie, par une température de 31 degrés et un taux d’humidité de 75 %, avant d’être exécutés par échaudage, une méthode rapide et, paraît-il, indolore qui consiste à plonger ces animaux à sang froid dans l’eau bouillante. Pour ensuite être proposés à la vente sous diverses formes : en entier, à croquer à l’apéro, en tapenade, en crackers de criquets dits "crickers" ou alors en farine, à incorporer dans l’alimentation, en assaisonnement de plats, salades, soupes…
Quatre ans après cette visite, la petite entreprise, créée en 2013, a-t-elle atteint son objectif ? Malheureusement non. "Nous avons fait faillite en mars 2020, nous confie un des cofondateurs de Little Food, Raphaël Dupriez, aujourd'hui reconverti en prof de géo. C'était un marché timide qui se développait petit à petit. Nous étions très jeunes, nous manquions d'expérience. Cela dit, il y avait de la concurrence avec des gros capitaux qui cassait les prix alors que le marché n'existait pas encore. C'était très rude. Mais, malgré les pertes, c'était une chouette expérience. À refaire je le ferais, différemment. Car je suis persuadé que cela remplacera petit à petit une partie de la nourriture quotidienne. Je pense vraiment que l'insecte va s'insérer doucement dans toute une série de préparations alimentaires, comme c'est le cas dans de nombreuses régions et cultures dans le monde. Pour les industriels, il y a un énorme potentiel à exploiter."
Alors, plus globalement, les insectes ont-ils réellement pris leur place dans notre assiette ? Dans quelle mesure cette nouvelle tendance a-t-elle évolué ? Quelles sont les étapes qui ont été franchies au niveau européen ? Quel est l’intérêt - nutritionnel, environnemental ou autre - de développer ce type d’alimentation ? Et quel est réellement son futur ?
1. Un nouvel aliment à consommer sans danger
À la mi-janvier 2021, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a conclu que les larves du ténébrion meunier, aussi appelées "vers de farine", pouvaient être consommées sans danger "soit sous forme d’insecte entier séché, soit sous forme de poudre". Dans la foulée, à la suite de ce feu vert réglementaire, l’exécutif européen annonçait en mai dernier que "les États membres ont approuvé une proposition de la Commission européenne, autorisant l’utilisation de vers de farine jaunes séchés en tant que nouvel aliment". Il s’agit de la toute première autorisation de mise sur le marché de l’UE d’insectes en tant que nouveaux aliments. Elle intervient à la suite d’une "évaluation scientifique rigoureuse" de l’EFSA.
2. Une consommation sous quelles formes et dans quelles proportions ?
Cet insecte "nouvel aliment" fait partie des 2 000 espèces consommées depuis bien longtemps en Afrique, en Asie et en Amérique latine, et "peut être utilisé comme insecte séché entier sous forme de collation ou comme ingrédient d’un certain nombre de produits alimentaires, sous forme de poudre dans des produits protéiques, biscuits ou produits à base de pâtes", précisait encore la Commission.
Jusqu’ici dans l’UE, les élevages d’insectes, qui représentent quelques milliers de tonnes produites par an, étaient essentiellement destinés à nourrir des animaux d’élevage, notamment les poissons et les Nac (nouveaux animaux de compagnie : mygales, reptiles…). Dorénavant, la réglementation européenne autorise la commercialisation des vers de farine "entiers en snacking, par exemple grillés et aromatisés pour l’apéritif" ainsi que broyés en poudre, "dans la limite de 10 % dans des barres de céréales pour sportifs, des biscuits, des pâtes alimentaires ou des plats préparés". Outre les vers de farine, onze autres demandes de mise sur le marché pour des insectes ont été soumises à l’UE. Ainsi, l’EFSA, qui est basée à Parme en Italie, se penche-t-elle notamment sur l’opportunité d’une telle autorisation pour les grillons et les criquets.

3. Des qualités nutritionnelles exceptionnelles
Les insectes et produits dérivés sont connus pour être très riches en protéines, minéraux, vitamines, fibres, mais aussi acides gras sains, oméga 6 et 3. La farine de grillon est très pauvre en glucides. Pour retrouver la même quantité de protéines que dans un steak de 100 grammes, il faut consommer, par exemple, 35 g de grillons séchés. Selon Little Food, "le grillon séché est trois fois plus riche en protéines que la viande, et il contient - à poids égal - autant d’oméga 3 que les sardines, deux fois plus de fer que les épinards, 36 % de calcium de plus que le lait, quatre fois plus de magnésium que les bananes, deux fois plus de fibres que le pain complet et 14 fois plus de vitamine B12 que le steak !"
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) les qualifie de "source alimentaire saine et très nutritive".
Pour la Commission, ils peuvent constituer "une source de protéines de substitution pour soutenir la transition vers un système alimentaire plus durable", dans la mesure où l’élevage d’insectes a une empreinte écologique limitée par rapport aux autres sources de protéines.
"Les insectes représentent avant tout une source riche en protéines, confirme Frédéric Francis, professeur d'entomologie à Gembloux Agro-Bio Tech-ULiège. Encore faut-il comparer des choses identiques. Et donc parler en termes de poids sec ou de poids frais. Si on prend un kilo de viande fraîche, on aura entre 70 et 80 % d'eau contre 50 % environ pour un insecte frais. On part donc déjà au départ avec une biomasse plus riche puisqu'elle est moins humide pour les insectes. Quant à la proportion de protéines, elles constituent entre 50 à 75 % de la matière sèche selon l'espèce. L'insecte est donc bien un produit hyperprotéiné. Il y a aussi un intérêt au niveau des matières grasses puisque les insectes contiennent une majorité d'acides gras mono et poly-insaturés, ou 'bonnes graisses'. Pour le ver de farine, par exemple, la proportion de matière grasse est de l'ordre de 15 %. En plus de la haute teneur en protéines, les insectes ont donc une faible teneur en matière grasse. Pour ce qui est de l'intérêt au niveau des vitamines ou des minéraux, il est réel mais cela reste relatif puis qu'il faut le rapporter aux quantités d'insectes que l'on va consom mer."
4. Un intérêt au niveau environnemental
Si les insectes suscitent un tel intérêt c’est aussi pour des questions environnementales, tenant compte du fait que la croissance de la population mondiale, la densité urbaine et la consommation de viande contribuent au changement climatique. Dans cet esprit, la stratégie UE "De la ferme à la table" identifie les insectes comme une source de protéines de substitution qui peut soutenir la transition de l’Union vers un système alimentaire plus durable.
"Les grillons sont beaucoup plus efficaces pour la production de protéines animales que le bétail traditionnel, nous avaient fait savoir les fondateurs de la start-up Little Food. À partir de 10 kg de nourriture (récupérée), il est possible d'élever 8,5 kg de grillons. Pour produire la même quantité de protéines que l'élevage actuel, le grillon produit 60 fois moins de gaz à effet de serre, soit 98,3 % de moins."

"Pour les insectes, selon que l'on mange ou non par exemple la tête, entre 80 et 100 % du corps de l'organisme sont consommés alors que, pour les autres sources (volailles, porcins, bovins…), on se situe à la moitié qui est consommé, le reste étant de la biomasse qui n'est pas valorisée en tant que telle, explique Frédéric Francis. Il faut beaucoup moins de ressources pour produire des insectes qu'il n'en faut pour les autres filières animales. Quand on voit la superficie au sol nécessaire pour produire un kilo de viande bovine, il en faut dix fois plus que pour les insectes. De même, les ressources au niveau de l'eau s'avèrent nettement inférieures pour les insectes. Un ver de farine, par exemple, se développe dans un milieu sec, ce qui réduit considérablement les besoins en eau, de l'ordre de cinq fois moins. Enfin, au niveau de la production de gaz à effet de serre, l'impact environnemental est encore nettement moindre pour les insectes."
5. Dans quelle mesure le secteur se développe-t-il ?
"On ne peut pas dire que le développement du secteur soit en expansion en Belgique, selon le professeur en entomologie à Gembloux. La consommation d'insecte entier reste chez nous très limitée. D'une part, parce que le prix au kilo de ces insectes séchés version 'snack apéritif' est exorbitant : de 400 à 500 euros le kilo. L'incorporation de l'insecte dans l'alimentation sous forme de farine dans des pâtes, des biscuits… paraît plus réaliste et promue à un meilleur avenir. D'autre part, d'un point de vue culturel, par rapport à l'Asie ou à l'Afrique, la consommation d'insectes n'est pas encore très populaire. L'attrait pour l'insecte sec entier reste fort marginal chez nous. En Belgique, le projet Food for tomorrow a pour objectif une production de 50 tonnes annuelles d'insectes pour l'alimentation humaine. S'il y a actuellement une production réelle qui se développe, elle reste cependant très orientée vers l'alimentation animale. En France, en revanche, la société Ynsect connaît un certain développement avec l'objectif de produire 100 000 tonnes annuelles d'insectes pour l'alimentation animale. Des financements similaires se dégagent pour développer ce secteur aussi en Belgique, notamment à Engis avec le projet Beetle Genius. En produisant des quantités plus importantes, on pourrait avoir des prix de vente beaucoup plus abordables. Chez nous, il est plus pertinent d'élever du ver de farine, par exemple, que d'autres espèces qui requièrent un mode de production plus énergétique et pas adapté à nos régions. Il faut trouver des modèles qui ont du sens pour être élevés en Belgique pour l'alimentation humaine."

6. Pourrait-on un jour imaginer se nourrir principalement d’insectes ? Est-ce vraiment une solution d’avenir ?
"Des grandes chaînes de supermarché ont essayé de lancer des hamburgers à base d'insectes, mais cela n'a pas marché, répond Frédéric Francis. D 'abord parce que le prix par rapport à un hamburger conventionnel était supérieur et ensuite, cela n'apportait pas grand-chose au niveau gustatif et environnemental avec 5 % d'insectes insérés. En revanche, là où l'avenir est à mon avis définitivement plus important, c'est quand on va considérer l'insecte non plus comme une matière à consommer telle quelle, mais comme un des ingrédients qui vont rentrer dans des formulations parce que, d'un point de vue nutritif, ils auront tout autant de valeur que certains ingrédients utilisés actuellement. À savoir si les insectes pourront un jour nourrir le monde, il faut aussi intégrer les aspects économiques : je dirais que, quand un certain nombre de personnes n'auront plus les ressources financières suffisantes pour s'acheter ce qu'ils veulent, à ce moment-là, les insectes produits à coûts accessibles pourront prendre une part conséquente de l'alimentation humaine. À partir du moment où il faudra vraiment compter les ressources, on reviendra à des choses très ciblées où les insectes auront certainement un rôle à jouer."