Paranoïa, narcissisme... Quel est le profil type des adeptes des théories du complot?
En ces temps de pandémie de Covid-19, les théories du complot font florès. Les scientifiques cherchent à comprendre les ressorts du complotisme. Dont ses corrélations psychologiques.
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Publié le 05-12-2021 à 17h13 - Mis à jour le 06-12-2021 à 16h23
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Le prêtre de la paroisse de Rocherath n'y dira plus la messe. Il y a quelques jours, l'évêché a mis fin à la collaboration avec cet ancien aumônier militaire allemand, pour propos complotistes, selon le Grenz-Echo. Dans son dernier sermon, le prêtre auxiliaire tenait le milliardaire Bill Gates, fondateur de Microsoft et responsable de la Fondation Gates, pour responsable de la pandémie, et assurait qu'il était possédé par le diable. Selon le journal Grenz-Echo, il aurait également critiqué le port du masque.
D’où sort cette histoire de Bill Gates ? De l’une de ces nombreuses “théories” complotistes qui font florès sur les réseaux sociaux depuis le début de la pandémie de Covid-19. Parmi ces idées : les “mondialistes” utilisent la vaccination pour contrôler la démographie mondiale ; Bill Gates utilise les vaccins pour nous implanter une puce 5G afin de nous géolocaliser… Autre exemple de théorie complotiste qui parfois rejoint la première : la mouvance américaine QAnon, qui assure que les Démocrates sont à la tête d’un réseau pédophile et sataniste et qu’un “État profond” piloté par une petite élite gouverne le monde.
Les corrélats du complotisme
Le point commun de ces idées ? Une conviction postulée d'emblée, sans enquête, qu'il existe des complots maléfiques qui ont rythmé l'Histoire et le font encore, et de façon si secrète qu'ils sont inaccessibles. Un postulat inefficace : aucune théorie complotiste n'a jamais mis au jour de véritable complot, comme le démontre dans son livre Le Complotisme (Mardaga) le neuroscientifique suisse Sebastian Dieguez. Tout ces théories du complot peuvent faire rire… Autant qu'effrayer. "Il y a certainement une composante fun, ludique dans le complotisme…Pourquoi ? Parce que pour marcher, le complotisme a besoin d'une touche un peu romanesque. Il y a un mystère à résoudre. C'est pour cela qu'il y a beaucoup de complots dans les romans, séries et films !, relève le coauteur de l'ouvrage Le complotisme. Le problème, c'est quand cette capacité de créativité de l'esprit humain est mise au service d'idéologies potentiellement dangereuses et même parfois génocidaires. En cas de génocide, il vous faut du complotisme pour justifier vos actes, pour dire que vous étiez obligés d'exterminer ces personnes car sinon, c'est elles qui vous auraient fait du mal. Et si elles nient le complot, qui est secret, c'est la preuve qu'elles y ont pris part… Cette dynamique absurde et néfaste est au cœur de beaucoup de désastres. Il y a besoin du complotisme à chaque fois qu'il faut justifier l'injustifiable, d'un point de vue politique. C'est extraordinairement dangereux, pas seulement au niveau politique, mais aussi au niveau de la santé - avec la méfiance envers l'industrie pharmaceutique - qui peut être justifiée en raison d'un tas de scandales, mais dans l'ensemble, on a des médicaments qui peuvent sauver des vies ! -, pour le climat, si vous croyez que le réchauffement climatique est un complot des écologistes qui veulent vous faire renoncer à la voiture, vous risquez de mettre en danger la planète par votre inaction…Il peut y avoir des conséquences dans la vraie vie, quelle que soit le degré, cela peut mener aussi à l'isolation de votre communauté. Le complotisme coupe court à la discussion -c'est une de ses fonctions - , car on ne s'entend pas avec le mal absolu ou avec le démon."
Des scientifiques de toutes disciplines tentent de comprendre les ressorts du complotisme. En particulier, ces dix dernières années, les psychologues expérimentaux ont travaillé sur la question des "corrélats" du complotisme. "Qu'est-ce qui augmente chez un individu à mesure que son complotisme augmente ? Étude après étude, on a isolé différents points, détaille Sebastian Dieguez. Si vous êtes complotiste, vous aurez plus de chance d'être narcissique, paranoïaque, intuitif… Beaucoup de chercheurs avancent que, puisqu'on trouve ces corrélations, lorsqu'on est un peu paranoïaque ou intuitif, cela va nous entraîner vers le complotisme. Vu les études, ce n'est pas hyperconvaincant, on pourrait postuler l'inverse et c'est la thèse que je privilégie. Quand vous êtes complotistes, vous allez avoir besoin de mobiliser certaines ressources intellectuelles, car vous allez devoir justifier vos positions. Vous avez fait le choix du complotisme et vous savez que vous vous êtes placés à la marge et cette marginalisation va demander une forme d'entraînement au complotisme."
Que faire pour lutter contre ce phénomène ? "Il faut un pluralisme de solutions, car c'est un phénomène complexe : le fact-checking - c'est efficace pour dissuader les personnes pas encore totalement dans cette radicalisation comploiste - , l'éducation, légiférer d'une manière ou d'autres sur les plateformes qui mettent trop facilement en accès cette désinformation, parler avec ces individus, si on est en mesure de le faire, je n'ai rien non plus contre la satire pour discréditer ces idées ridicules... Reste un petit bout, sur lequel on n'a pas de prise : un bout de chemin doit être fait par l'individu lui-même car il a fait le choix du complotisme.. Tout le monde est bienvenu avec ses idées. Mais je me défie des solutions clé en main, d'autant plus que le problème n'est pas statique et évolue à mesure que la société évolue."
Sensibilité à la “détection d’agents”
Selon la psychologie cognitive, l'évolution nous a dotés d'une tendance automatique et très sensible à sentir la présence ou l'influence d'un autre agent, c'est-à-dire à le distinguer fortement immédiatement et significativement de l'arrière-fond général de nos perceptions conscientes ou inconscientes. Par exemple en cas de bruit dans la forêt, l'associer à une personne, plutôt qu'à une branche qui tombe. La raison ? En termes d'évolution, il vaut mieux percevoir la présence d'un agent ou d'une action intentionnelle là où il n'y en a pas, que l'inverse. Selon de nombreux auteurs, le complotisme serait donc l'activation exagérée de ce système de détection et de vigilance, pour rendre compte de phénomènes sociaux et historiques complexes. "Dans le livre, on essaye d'évaluer le poids respectifs des différents facteurs qui fait le complotisme. Pour moi, c'est une piste intéressante, note le neuroscientifique Sebastian Dieguez. En tant qu'espèce sociale et douée de grandes capacités cognitives, on est naturellement sensible au risque posé par des coalitions et des risques d'attaques sournoises, à des complots donc. On peut nous mentir. On peut préparer des coups. En tant qu'être humain, on est capable de faire cela, d'anticiper, d'orchestrer secrètement des stratégies pour nuire à d'autres groupes et personnes. Cela fait sens que le complotisme soit de loin une sorte de résurgence de cette capacité.[…] S'il y a du complotisme, c'est qu'il y a la possibilité de complot. C'est assez banal, ce point est assez trivial pour nous. Le complotisme repose sur des propriétés particulières de notre cerveau social. On ne sait pas encore lesquelles exactement. Il y a très peu de données sur la biologie du complotisme, beaucoup de spéculations. Le complotisme est tous cas propre à notre espèce, mais pas propre à des individus.Mais on ne peut pas dire qu'il y a quelque chose de spécial dans le cerveau d'un complotiste, parce qu'on ne sait pas. Et surtout, une fois que vous avez cette compétence, cette potentialité pour le complotisme, elle se développe dans des contextes sociaux très spécifiques."
Paranoïa
La paranoïa, symptôme de plusieurs types de maladies et d'abus de substance, consiste à développer de la suspicion exacerbée, par exemple vis-à-vis de la CIA ou de votre voisin. "Il y a des genres très très variées de paranoïa. Dans les descriptions cliniques et les critères officiels de la paranoïa, l'idée du complot apparaît. On envisage un complot, généralement dirigé contre soi – des gens œuvrent à notre perte secrètement, derrière notre dos et on en voit les signes si on arrive à ouvrir les yeux. Voir un parapluie rouge dans la rue, cela veut dire qu'il y a un espion qui vous surveille…" Le complotisme et la paranoïa ont des parallèles intéressants et des analogies instructives d'un point de vue scientifique et théorique, poursuit Sebastian Dieguez. "On ne comprend pas encore bien exactement quels sont les liens. Mais les gens qui adhèrent aux théories du complot ont des tendances paranoïaques. Pas des délires ou des psychoses, mais des tendances à être plus méfiants, à faire moins confiance et à envisager de petits signes et des 'indices révélateurs' davantage que les gens qui ne sont pas complotistes. Cela ne veut pas dire que le complotisme est une maladie mentale, complètement irrationnel ou qu'il faut le soigner." Avant de remarquer : le propos de "QAnon, ou [d]es reptiliens (la théorie selon laquelle des reptiles humanoïdes gouvernent notre planète de manière occulte, NdlR) est exactement ce que pourrait dire un patient psychotique. C'est très bizarre de voir cette perméabilité entre ce qui relève du délire pur et simple et ce qui peut parfois finir par rentrer dans un discours ordinaire sur les réseaux sociaux. A la faveur aussi de la superposition du complotisme avec la tendance ésotérique, avec des sectes, du new age, des tendances santé et bien-être, qui souvent flirtent avec l'irrationel, le paronormal, le surnaturel...Il y a cette perméabilité entre le normal et l'anormal qui est difficile à comprendre, qu'on ne peut évacuer d'un revers de la main."
Narcissisme
Le narcissisme est "un marqueur assez fiable du complotisme", remarque Sebastian Dieguez. Il est associé à la pensée intuitive, à la paranoïa et à la schizotypie (lire par ailleurs). "Toutes ces choses vont ensemble. On comprend pourquoi le narcissisme est associé à la pensée intuitive : votre point de repère, c'est vous-même. Vous vous fiez à vous seulement et vous vous méfiez des autres, perçus comme des menaces. Si vous êtes narcissique, vous aurez tendance à être un peu paranoïaque, et si vous êtes paranoïaque, vous serez très narcissique, car le paranoïaque pense que tout est à propos de lui. Si quelqu'un parle à la télé, il le prendra comme une allusion personnelle à sa vie à lui." Par ailleurs, il faut prendre en compte la société autour : "Vous serez complotiste dans un environnement où le recours à des théories alternatives est désapprouvé et rejeté par les autorités, les intellectuels, etc. Elles vous permettent de vous classer comme une personne originale, qui n'a pas peur de croire et d'accepter des idées controversées, généralement ignorées, 'qu'on veut nous cacher'.Ce recours à un savoir interdit, alternatif, marginal et stigmatisé est propre au complotisme et reflète bien cette volonté. C'est une sorte de snobisme, en fait. Je vais croire que la Terre est plate parce que tout le monde croit qu'elle est ronde. Juste pour cela. Ce mécanisme est très visible et très fort dans les sphères complotistes. Dans un entre-soi, ils se valorisent, sont très fiers des uns des autres 'de ne pas être des moutons'."
Schizotypie
Plus l’on se trouve loin sur l’axe schizotypique, plus l’on a de probabilité d’adhérer à des théories du complot, selon les études de ces dernières années. Trait de personnalité assez complexe, la schizotypie n’est pas nécessairement à placer dans le registre de la maladie mentale.
"Ce sont des gens qui vont avoir quelque chose qui ressemble à une pensée magique, décrit le psychologue Sebastian Dieguez. Dans la schizotypie, il y a une espèce de superstition, la croyance que si on croit très fort en quelque chose, cela va arriver. On constate aussi une perméabilité entre le réel et l'imaginaire, avec aussi une tendance à vivre des expériences inhabituelles ou anormales : l'idée qu'on peut avoir des pouvoirs de télépathie ou de bouger les objets à distance… Encore une fois, ce n'est pas une maladie mentale, c'est assez répandu dans la population. Ce sont des gens qui sont un peu plus imaginatifs que d'autres."
Pensée téléologique
L’idée que “tout arrive pour une raison” résume la logique de la pensée téléologique, associée de façon fiable et robuste au complotisme. La conception téléologique connecte tous les éléments dispersés à une source unique et distante… Comme un croyant pourrait le faire avec Dieu.
"Si Dieu peut tout expliquer, alors une théorie du complot peut tout expliquer. On n'a pas besoin de prouver que Dieu existe, il suffit de postuler que Dieu a créé l'Univers, de même, on pourrait aussi postuler que des conspirateurs ont créé telle situation de toutes pièces, détaille Sebastian Dieguez. Dans mes recherches, j'ai trouvé qu'il y avait un lien très fort entre le créationnisme et le complotisme. Cela s'explique par le fait que la composante intégriste est commune aux extrêmes religieux et complotistes. Mais aussi le fait d'envisager des forces occultes. Quand vous imaginez un dieu tout-puissant ou des démons qui agissent dans l'ombre ou le pouvoir malfaisant de Satan, vous n'êtes pas loin de certaines formes de complotismes contemporains qui envisagent Bill Gates comme le mal absolu ou les Juifs comme une sorte de société secrète qui tire les ficelles. Sans oublier les théories du complot des réseaux satanistes."
Pensée intuitive
La pensée intuitive est un des résultats les plus solides issus des études sur les "corrélats" du complotisme. "Dans la manière d'envisager le monde, les psychologues mettent en opposition la pensée intuitive et la pensée analytique, explique Sebastian Dieguez. La version intuitive est plutôt basée sur le ressenti personnel. Une chose va vous sembler vraie, intéressante ou valable si cela active en vous des sensations positives. Et l'impression de comprendre signifiera pour vous que vous avez compris.Vous vous fiez plutôt à vos sentiments, à vos sensations personelles. Alors que la pensée analytique est basée sur l'objectivité des faits. Par un effort mental, on passe outre l'intuition par la réflexion rationnelle. La plupart des gens utilisent les deux. Parfois, on agit sur le coup de l'intuition et de l'émotion dans certaines situations, d'autres fois, on se dit : là je ferais bien de réfléchir : quelle voiture, j'achète, quel prix je peux mettre pour un appartement, est-ce que c'est raisonnable d'avoir un troisième enfant ? Vous activez la pensée analytique, vous ne vous fiez pas uniquement à vos sentiments, à votre ressenti individuel. On oscille entre les deux. C'est normal d'avoir une pensée intuitive et analytique au sein d'un même individu. Mais plus vous utilisez et valorisez la pensée intuitive, plus vous avez des chances d'être complotiste. La pensée intuitive est très utilisée par les complotistes mais aussi valorisée : il y a une valorisation rhétorique de la 'pensée par soi-même', de faire 'ses propres recherches'."
Ces toutes dernières années, les théories du complot ont évolué : il n'y a plus vraiment de "théorie", contrairement au complotisme sur le 11 septembre ou sur l'assassinat du président Kennedy. "Aujourd'hui, les complotistes ont compris qu'ils pouvaient se passer de ce registre argumentatif, quasi scientifique. Une fois qu'on a admis que le complot existe, il est amené à rester secret et tout est permis. On en vient à des choses absurdes, comme des réseaux pédosatanistes qui boivent le sang des enfants grâce à la 5G, etc. Rien de cela n'est soutenu par quoi que ce soit. Le complotisme est en roue libre, à chaque jour son nouveau truc. On est passé du confinement, aux masques, puis aux vaccins…. Dans le complotisme contemporain, opportuniste, tout est bon pour exploiter n'importe quelle matière dans un but contestataire." "Comme vous vous méfiez des autorités, de la science et des journalistes, vous allez avoir recours à votre pensée, suivre vos intuitions. Cette pensée est valorisée. Un complotiste sera d'accord en général pour dire qu'il pense de manière intuitive et en sera fier, même."
Besoin d'unicité
Le complotisme est également associé à une facette psychologique appelée "besoin d'unicité", c'est-à-dire le besoin subjectif de se distinguer. "Le besoin de se distinguer de la masse, au sein d'une petite société de gens éveillés, le plaisir de découvrir des choses cachées, que les médias nous mentent, d'avoir découvert des choses capitales pour l'humanité, une sensation d'être important, c'est central. Pour moi, si vous n'avez pas ce besoin, vous avez peu de chances d'être complotiste", résume Sebastian Dieguez.
Ce besoin de se sentir unique est cependant très humain. "Mais la plupart des gens arrivent à trouver cela par d'autres moyens : art, sport, famille, job… Le complotisme est souvent fort basé sur un ressentiment. Quand vous avez l'impression de ne pas être traité à votre juste mesure, vous vous tournez vers des savoirs alternatifs et vous avez l'impression d'être quelqu'un d'important. Ce n'est pas très glorieux ; le portrait du complotiste est assez sombre. Mais cette nécessité de se distinguer dans un monde devenu très complexe, très uniforme, je crois que cela participe beaucoup du succès du complotisme."