En van à travers la Belgique, à l’écoute des enfants autistes
Le FNRS et son équivalent flamand ont sélectionné 37 projets de recherche "d’excellence" bilingues. Dont celui du Pr Kissine, qui cherche à lever les mystères du langage chez les enfants autistes.
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Publié le 15-12-2021 à 00h01 - Mis à jour le 16-12-2021 à 05h57
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Ces prochaines années, Mikhail Kissine et ses collègues de l’Université libre de Bruxelles, de l’Université de Gand et de la KULeuven embarqueront à bord de leurs trois camionnettes aménagées en laboratoires mobiles et sillonneront la Belgique à la rencontre de 300 familles néerlandophones et francophones, qui ont en leur sein des enfants appartenant au spectre autistique. L’objectif de ces scientifiques des deux côtés de la frontière linguistique ? Découvrir comment les enfants autistes apprennent - ou pas - à parler. Et aider à élaborer d’éventuelles thérapies.
"Dans l'autisme, il y a un profil linguistique très particulier : à l'âge de 3 ans, autour de 60 % d'enfants autistes présentent un important retard de langage , ne parlent pas ou très peu, explique le linguiste Mikhail Kissine, professeur à l'ULB et porte-parole de ce projet. C'est d'ailleurs souvent l'un des signaux d'alarme et l'une des préoccupations principales des parents. Entre 3 et 10 ans, certains se mettent à parler, d'autres pas (25 à 30 %), et on ne sait pas toujours exactement pourquoi. Cela montre donc que le langage est central pour l'autisme.C'est la problématique au centre de ce projet."
Qu’est-ce qui fonctionne ?
Cette recherche de grande envergure, se déroulant sur quatre ans, est l'une des 37 sélectionnées dans le cadre du programme intercommunautaire Excellence of science et annoncées mercredi soir (lire ci-contre). Concrètement, le groupe de linguistes, neuroscientifiques ou psychologues cherchera à comprendre comment l'acquisition du langage se déroule chez les jeunes enfants autistes. "L'idée principale était jusqu'ici de se demander 'qu'est-ce qui ne fonctionne pas' en comparant des enfants autistes à des enfants non autistes. Dans ce projet, nous prenons un autre parti, celui de se dire : comment le langage est-il acquis - quand il l'est - et pourquoi certains enfants restent-ils malheureusement non verbaux ? Cela veut dire qu'on abandonne l'idée que le langage se développe dans l'autisme comme chez les non-autistes mais avec un retard ou avec une déficience. Ce qu'on veut examiner, c'est si chez certains enfants autistes, le langage s'acquiert d'une façon qui leur est spécifique. On espère trouver, différents sous-groupes composés d'enfants qui entrent dans le langage - ou pas - de façon différente. C'est une question extrêmement importante, non seulement pour la famille, mais pour la personne elle-même. Si l'enfant de 3 ans qui ne parle pas peut acquérir le langage, son pronostic d'autonomie (la probabilité qu'il pourra vivre seul, être scolarisé, etc.) va être beaucoup plus élevé, évidemment. C'est vraiment un problème sociétal central."
Concernant les formes d'acquisition du langage, Mikhail Kissine et ses collègues ont déjà des hypothèses basées sur des connaissances établies par des études précédentes. "On a de très bonnes pistes pour expliquer pourquoi le langage apparaît avec un retard. Dans le développement du langage typique (enfants non autistes), ce qui est essentiel, au début, dès la première année de vie, ce sont les capacités interactionnelles, d'établir 'l'attention conjointe : suivre le regard de l'autre, comprendre que l'autre veut communiquer. On sait qu'il y a justement là un développement atypique chez l'enfant autiste : dans les deux premières années de vie, il y a un manque d'attention au regard de l'autre, moins d'éléments interactionnels. L'idée est que ce sont ces atypicalités dans le domaine socio-communicatif qui expliquent les délais dans l'acquisition du langage. Actuellement, dans l'autisme, la conception est que, pour que le langage apparaisse, il faut que ces déficits communicatifs s'amenuisent. Ce qui suppose que le langage est toujours acquis de la même façon, chez les enfants autistes et non autistes. Nous pensons que c'est exact pour un certain nombre d'enfants. Et que c'est de toute façon important d'aider les enfants autistes à acquérir des habiletés socio-communicatives. Il y a beaucoup d'approches thérapeutiques sur le fait de renforcer ces capacités, et c'est une bonne chose, ce n'est pas en vain. Mais nous pensons aussi qu'il y a des enfants autistes qui utilisent d'autres stratégies, qui acquièrent le langage d'autres façons, en faisant appel à ce qu'on nomme l'apprentissage statistique, en se basant sur des sources sans interactions."
Le coréen grâce à la K-pop
Ainsi, des résultats suggèrent que chez certains enfants autistes, le langage émerge car ceux-ci répètent des bouts de phrases, d'énoncés issus de dessins animés qu'ils regardent souvent ou de chansons qu'ils écoutent à répétition (la routine est pour eux rassurante, entre autres). D'autres recherches constatent que certains acquièrent leur première langue et commencent à parler non pas dans la langue utilisée autour d'eux, mais dans une langue étrangère. Exemple : un garçon autiste qui aimait regarder des vidéos sur sa tablette en anglais s'est d'abord mis à parler dans cette langue, alors que personne ne parlait anglais autour de lui. On observe le même phénomène par exemple pour le coréen avec la K-pop… "Cela ne concerne pas tous les enfants autistes, mais il y en a qui acquièrent le langage de façon moins axée sur la communication. Il est probable que cela les aide, ensuite, à utiliser le langage pour la communication", relève Mikhail Kissine. Notre hypothèse, c'est qu'il y a des enfants chez qui les capacités socio-communicatives vont jouer un plus grand rôle dans le développement du langage. Chez d'autres, ce seront d'autres aspects neuro-cognitifs, moins communicationnels."
Dans le cadre du projet, l'aspect bilingue est capital, non seulement pour obtenir un échantillon de taille et de représentativité suffisantes, mais aussi pour pouvoir confirmer l'hypothèse que la façon d'acquérir le langage spécifique à l'autisme va se retrouver indépendamment de la langue et de l'environnement. "C'est pour cela que c'est très intéressant d'avoir deux groupes linguistiques. Et la Belgique, pour cela, est idéale !"Toutes les équipes - chaque membre a des compétences complémentaires (cognition symbolique, neurocognition, apprentissage statistique ou même sommeil) - quelle que soit leur langue, suivront, avec les mêmes techniques, les enfants dans leur développement linguistique, cognitif et interactionnel. "On va dresser le portrait sur la durée de chaque enfant, le plus complet possible. Comme cela, on verra les trajectoires différentes."
À la maison, en toute tranquillité
Pour, entre autres, éviter le biais socio-économique (n'avoir que des familles qui habitent en ville à proximité des universités, par exemple), les scientifiques se déplaceront avec leur van-laboratoire au sein des cercles familiaux. Les enfants seront équipés de micros très légers, afin d'enregistrer la façon dont ils parlent "dans des conditions les plus naturelles possible, c'est-à-dire… leur maison".
Vers quels traitements ce travail de fourmi débouchera-t-il ? Pourrait-on imaginer d'encourager l'enfant à regarder des dessins animés ? "Cela, je ne pourrai vous le dire que dans quatre ans, répond Mikhail Kissine. L 'autisme est une urgence sociétale. Les temps de la science ne sont pas le temps des parents, qui sont pressés et souvent dans une situation compliquée. Il y a cette pression d'essayer de donner des solutions rapidement, mais il faut rester prudent. Le projet devrait donner une vision plus précise des différents profils qui existent dans les trajectoires des enfants autistes, et ça permettra d'affiner les méthodes d'intervention précoce existantes, de viser certains aspects pour l'instant moins abordés, pour certains enfants. C'est un prérequis, en fait. Le projet peut avoir des retombées pratiques extrêmement importantes. Au-delà de l'autisme aussi, car comprendre comment le langage peut se développer de différentes manières nous informe sur ce qu'est le langage humain, une grande question des sciences cognitives."
Trente-sept projets d’excellence
Le projet "Belgian Language in Autism Cohort" , coordonné par Mikhail Kissine (collaboration entre l'ULB, l'UGent et la KULeuven), bénéficiera d'une subvention de 4 millions d'euros, sur 4 ans. Il fait partie des 37 projets sélectionnés dans tous les domaines de la science (des sciences de la vie à celle des matériaux en passant par l'histoire) et à travers les trois régions, dans le cadre du programme Excellence of science mis sur pied par le FNRS (Fonds national de la recherche scientifique) et son homologue flamand, le FWO. "La recherche collaborative donne accès à des projets de masse importante, explique Véronique Halloin, secrétaire générale du FNRS. Nous finançons environ 54 millions d'euros du programme et le FWO apporte 65 millions. On met ensemble des ressources qui permettent aux chercheurs d'avoir accès à des projets plus ambitieux en volume, et également pouvoir avoir davantage de complémentarité dans les compétences scientifiques ; parfois aussi accès à des équipements présents dans une communauté mais pas dans l'autre. La proximité géographique rend ces collaborations aisées." L'intérêt des chercheurs apparaît d'ailleurs dans les 278 candidatures reçues, sélectionnées en deux étapes (278 prépropositions courtes, puis 80 "finalistes" devant rédiger un projet complet). Faute de moyens, "il y a plein de projets excellents qu'on n'a pas pu financer", regrette Mme Halloin. Les projets ont été sélectionnés par des jurys d'experts internationaux. "Ce sont des experts extrêmement reconnus dans leur domaine, ce sont eux qui évaluent les qualités du projet, des partenariats, et des chercheurs. Il n'y a pas de doute que la qualité est au rendez-vous. Il y a une vraie excellence."