L’Agence européenne des médicaments est-elle financée à 86% par le big pharma ?
L’Agence européenne des médicaments est-elle “aux mains du big pharma” ? Cette affirmation régulièrement relayée sur les réseaux sociaux simplifie la réalité, mais l’influence des laboratoires au sein de l’agence est réelle, et réglementée.
Publié le 22-12-2021 à 10h49 - Mis à jour le 13-01-2022 à 18h00
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"86% de l'EMA est financée par le big pharma" lit-on régulièrement sur les réseaux sociaux, dans des publications mettant en doute l'intégrité de l'Agence européenne des Médicaments (notamment ici, ici et là). Largement relayé par les personnes réfractaires aux vaccins contre le Covid-19, comme le chanteur Francis Lalanne, ce chiffre soulève d'importantes questions sur les intérêts de l'agence censée contrôler la fiabilité des produits pharmaceutiques avant leur mise sur le marché, et le rôle joué par le secteur pharmaceutique.
86% du budget de l’EMA provient bien des firmes pharmaceutiques
En analysant les budgets de l'EMA, il ressort qu'une grande partie de ses revenus provient effectivement de l'industrie pharmaceutique. En 2021, le budget total de l'EMA s'élevait à 385,9 millions d'euros et était réparti comme suit : environ 86 % de ce montant provenaient des redevances payées par les laboratoires pharmaceutiques, 14 % de la contribution de l'Union européenne et moins de 1 % d'autres sources.
Pourquoi ces 86% de redevances ?
L'EMA fournit en quelque sorte un "service" aux firmes pharmaceutiques, puisqu'elle évalue la fiabilité de leurs produits et assure leur régulation dans le cadre de leur commercialisation dans l'Union Européenne. Ces services, fournis dans le cadre de l'obtention et du maintien des autorisations de mise sur le marché des médicaments, sont donc facturés aux firmes qui produisent ces médicaments. Pour cela, elles paient des redevances obligatoires dont le montant est fixé par la législation européenne.
"Étant donné que les entreprises pharmaceutiques vont gagner de l'argent en vendant leurs médicaments, il est juste que ce soit elles qui assument le coût de leur régulation plutôt que les contribuables européens", explique l'une des porte-paroles de l'EMA, Violeta Pashova.
Comment se répartissent ces coûts ?
Avant même qu'un médicament ne soit approuvé par l'agence, la firme pharmaceutique paie pour introduire une demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM). Ce paiement doit être fait "avant que les évaluations de l'EMA n'aient commencé" précise Violeta Pashova. En 2020, ces coûts représentaient 8,4% des redevances totales.
Une fois autorisée par l'EMA, la mise sur le marché d'un médicament engendre d'autres coûts pour les laboratoires ; que ce soit pour la mise à jour les informations et l'extension de la commercialisation du produit (47% des redevances en 2020) ou le financement des activités de pharmacovigilance qui visent à détecter, analyser et prévenir les effets indésirables rares des médicaments commercialisés (8,3% des redevances en 2020).
Y a-t-il un risque de pression financière ?
"Payer pour passer l'examen ne veut pas dire que l'on corrompt l'inspecteur pour l'avoir. C'est la même chose avec les demandes d'autorisation de mise sur le marché d'un nouveau médicament" estime Gaël Coron, enseignant-chercheur en politiques publiques à l'École des hautes études en santé publique (EHESP). "Cela correspond aux frais de dossier payés pour que l'on traite sa demande, ni plus ni moins".
Concrètement, les firmes pharmaceutiques commencent par mener leurs propres essais cliniques. Lorsque les résultats sont jugés concluants, ils sont envoyés à l'EMA pour être évalués en vue d'une commercialisation et cette évaluation est facturée. Ce n'est rien d'autre qu'une "taxe à payer" commente Boris Hauray, chercheur à l'institut français de la santé et de la recherche médicale (INSERM). "Il n'y a ni négociation ni marge de manœuvre sur le montant. Ce n'est pas un rapport de pouvoir". Au 15 juillet 2021, pour une première demande unique, une firme devait payer 296 000 euros.
Sur les 116 demandes initiales introduites en 2020, le rapport bénéfice-risque a été jugé positif par l'EMA pour 97 d'entre elles, ouvrant ainsi la voie à une commercialisation du médicament sur l'espace européen. Les médicaments approuvés répondaient aux exigences légales et réglementaires européennes, et étaient donc jugés sûrs, efficaces et de qualité.
Quel rôle pour les experts ?
Tout au long de ce processus, un groupe d'experts joue un rôle déterminant : le Comité des médicaments à usage humain (dont l'acronyme anglais est CHMP). Il se compose d'un président, d'un titulaire (et son suppléant) de chaque État membre de l'UE (plus l'Islande et la Norvège), et de cinq membres cooptés sur base de leur expertise. Nommés pour trois ans, ces 67 experts au total sont responsables de "l'évaluation initiale des demandes d'autorisation de mise sur le marché, de ses éventuelles modifications ou extensions, voire de sa suspension ou son retrait du marché".
Tous ces experts ont donc le premier et le dernier mot sur la commercialisation d’un médicament sur le territoire européen.
Mais qui sont-ils ? Pour Gaël Coron de l'EHESP "si le mode de financement sur les redevances ne pose pas de difficultés en soi, c'est dans les trajectoires individuelles et le choix des experts que vont se jouer un certain nombre d'enjeux".
Pour mieux comprendre ces enjeux, La Source s'est penchée sur 63 curriculum vitae des 67 experts du CHMP accessibles sur le site de l'EMA (4 n'ont pas encore été nommés). La grande majorité de ces experts travaille dans le secteur public, la recherche universitaire ou des administrations publiques (ministère ou agences de santé nationales). Vingt-sept d'entre eux (dont le vice-président) ont déclaré - comme l'impose la législation européenne - un potentiel intérêt dans une entreprise pharmaceutique. Soit le fait que l'un des ces membres, ou un de leurs proches, soit ou ait été, employé, consultant ou actionnaire dans l'une de ces firmes. Gaël Coron de l'EHESP remarque que "beaucoup d'experts tirent leur statut d'experts du fait qu'ils ont déjà travaillé dans le domaine pharmaceutique, d'où l'importance des déclarations d'intérêt."
En théorie, chaque déclaration se voit ensuite attribuer un "niveau d'intérêt" selon la nature des intérêts déclarés, le temps écoulé ou le type d'activité confié à l'expert. Il y a trois niveaux définis par l'EMA: l'intérêt est direct (3), indirect (2) ou révolu (1). "Si un intérêt d'un certain niveau est identifié, le membre pourra voir ses droits restreints : non-participation à la discussion sur un sujet particulier, ou exclusion du vote sur le sujet" détaille Henry Fitt, également porte-parole de l'EMA. Ce qui fût le cas de dix membres du CHMP à ce jour, selon l'Agence.
Ces déclarations d'intérêt "n'interdisent toutefois pas d'avoir déjà travaillé dans l'industrie" ajoute Boris Hauray, qui fait référence au phénomène bien connu des 'revolving doors' (ou 'portes tournantes') : "il y a des circulations entre des gens de l'industrie qui deviennent régulateurs et inversement". À ce titre, la carrière de la nouvelle directrice de l'EMA est une bonne illustration : Emer Cooke a travaillé durant 7 ans en tant que responsable des Affaires Scientifiques et Réglementaires au sein du syndicat européen des industries pharmaceutiques, l'EFPIA, dans les années 1990, avant de rejoindre la Commission Européenne en 2002.
En 2020, six membres de l'EMA ont fait part de leur intention de rejoindre une entreprise pharmaceutique. Ces derniers "se sont immédiatement vu restreindre leur participation à des activités de l'agence (autres que celles en cours)" précise-t-on page 4 de ce rapport de l'EMA.
Les “conseils scientifiques”, un conflit d’intérêts ?
Ces possibles conflits d'intérêts se retrouvent aussi dans le fonctionnement même de l'EMA. Parallèlement à son rôle de régulatrice, l'agence facture des conseils scientifiques aux firmes pour les aider à constituer leur demande d'autorisation de mise sur le marché. Un service facultatif, comptabilisé dans les 86% de ses revenus annuels issus de l'industrie pharmaceutique. "À n'importe quel stade du développement d'un médicament, un laboratoire peut demander des conseils à l'EMA sur les meilleures méthodes pour obtenir des informations solides sur l'efficacité et le degré de sécurité d'un médicament" peut-on lire sur le site de l'EMA.
Sauf que ces conseils sont en partie délivrés par les mêmes experts que ceux chargés de juger la demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM) par les firmes pharmaceutiques. Sur les 36 membres qui composent le groupe de travail pluridisciplinaire sur les avis scientifiques, "environ 20 % sont également membres du CHMP" reconnaît Henry Fitt de l'EMA. Une situation qui "rend l'EMA à la fois juge et partie, l'EMA se prononçant sur le dossier de demande d'autorisation qu'elle a contribué à constituer" souligne Bruno Toussaint, rédacteur en chef de la revue médicale indépendante Prescrire.
Dans une note conjointe du 14 juillet 2014 quatre associations européennes médicales (ISDB, MiEF, HAI Europe et AIM) avaient déjà soulevé cette problématique : "si le laboratoire pharmaceutique suit le conseil scientifique de l'EMA, l'Agence peut en pratique être considérée comme « codéveloppeur » du médicament, ce qui constitue un conflit d'intérêt majeur : il serait alors de plus en plus difficile de refuser une AMM, même si les résultats des essais étaient décevants".
Quatre ans plus tard, le Médiateur européen recommandait à son tour à l'EMA "d'assurer une séparation entre les conseillers scientifiques des développeurs de médicaments et les personnes ultérieurement chargées de l'évaluation de la demande de mise sur le marché du médicament concerné".
L'agence européenne en a tenu compte de ces recommandations et modifié la procédure de nomination des deux membres du CHMP (rapporteur et co-rapporteur) qui chapeautent l'évaluation d'une AMM. Désormais "on s'assure qu'au moins un des deux rapporteurs n'a pas joué un rôle prépondérant dans des activités de conseils sur le même médicament au stade de la pré-soumission" précise Henry Fitt de l'EMA. Si des exceptions sont faites, les motifs de la décision sont documentés et publiés dans le rapport européen d'évaluation du médicament.
Les bénéfices de ces conseils
Dans les faits, on constate par ailleurs que le recours d'une firme pharmaceutique aux "conseils scientifiques" de l'EMA est largement payant : "Environ 70 % des candidats ayant obtenu un avis favorable pour leur médicament avaient reçu des conseils scientifiques de l'EMA pendant la phase de développement de leur produit" d'après le dernier rapport annuel de l'agence. Qualifiés de "prime à l'AMM" dans cet article de Prescrire, ces conseils assurent donc aux laboratoires "la bonne manière de développer son médicament pour avoir plus de chance d'obtenir l'autorisation" commente Boris Hauray.
Conséquence logique, ces conseils connaissent un succès croissant : entre 2003 (72) et 2020 (644) le nombre de demandes pour bénéficier de ces conseils a bondi de près de 800 %.
Contrairement au mode de facturation des redevances obligatoires, les frais des avis scientifiques émis par l'EMA ne sont pas fixes. Cela dépend du niveau de conseil et de la taille de la firme. Une réduction de 75% s'applique par exemple pour les petites et moyennes entreprises pharmaceutiques (PME). En 2020, un quart des demandes de conseils scientifiques émanait de PME. Ces dernières ont développé près de 20 % de tous les médicaments recommandés pour autorisation l'an dernier.

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