"Œuvrer à moins de souffrance animale en science est un devoir éthique"
Éviter au maximum l’usage d’animaux de laboratoire en science, c’est possible. La plateforme RE-Place, améliorée, permet l’échange de savoirs entre scientifiques. Entretien avec sa responsable.
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Publié le 25-03-2022 à 12h34 - Mis à jour le 25-03-2022 à 12h37
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En Belgique, environ un demi-million d'animaux de laboratoire sont utilisés chaque année à des fins scientifiques. Pour réduire ce chiffre, en 2018, les Régions flamande et bruxelloise - la Région wallonne a été contactée mais les tractations n'ont pas abouti - lançaient RE-Place, une plateforme permettant aux chercheurs de partager leur expertise sur les alternatives à l'expérimentation animale. Désormais, celle-ci dispose aussi d'une nouvelle version optimisée, notamment via un outil en ligne permettant un meilleur échange de l'expertise existante. Les ministres du Bien-être animal flamand et bruxellois, qui financent le projet, appellent les chercheurs à partager "autant que possible" leur expérience sur cette plateforme. "Comme ces nouvelles technologies se développent rapidement, il est important, surtout pour les jeunes chercheurs, d'avoir facilement accès à des informations fiables et aux meilleures pratiques", explique la toxicologue émérite de la VUB Vera Rogiers, responsable de la plateforme et active dans la recherche d'alternatives depuis trente ans. "M on moteur est la science. Et si vous pouvez, en science, avoir moins d'animaux ou moins de souffrance animale, alors je pense que c'est notre devoir éthique de le faire."
Sur Re-place, le scientifique peut mener des recherches par type de méthodes (in vitro, in silico, in vivo…), types de recherches (appliquées, fondamentales…), par universités, par mots-clés : cœur, foie…. Il est aussi possible de contacter directement le scientifique qui a déjà utilisé la méthode. Depuis peu, on peut aussi créer des groupes de recherches et relier son expertise à ce groupe, par exemple.
Cruels et inefficaces ?
Actuellement, les animaux sont le plus souvent utilisés dans la recherche biomédicale de nouvelles thérapies, et l’utilisation d’animaux de laboratoire est souvent exigée par la loi, par exemple pour assurer la sûreté de médicaments et de vaccins. L’utilisation d’animaux de laboratoire est strictement contrôlée par les comités d’éthique et les autorités régionales chargées du bien-être des animaux. Selon une directive européenne de 2010, transposée en droit belge en 2013, les animaux ne peuvent être utilisés à des fins scientifiques ou éducatives que si aucune alternative n’est disponible.
Mais, pour nombre d'organisations de défense animale, qui réclament la fin de ces tests, ceux-ci sont cruels et même inefficaces, les substances sans danger pour les souris ou les rats pouvant ne pas être sans danger pour les humains et vice versa. Pour Mme Rogiers, les choses sont plus nuancées. "En science et en médecine, rien n'est jamais noir ou blanc. Il est vrai qu'un certain nombre de tests faits sur des animaux n'apprennent rien sur l'humain et la santé humaine. Certains tests réalisés sur les animaux ne sont pas non plus forcément essentiels." Exemple ? Pour les vaccins, souvent à destination d'animaux, les tests d'injection sur les animaux de labo afin de repérer d'éventuels effets secondaires "pourraient être remplacés par des méthodes plus modernes". Même chose pour la fabrication d'anticorps monoclonaux, médicaments purifiés à partir du sérum de mammifères. Mais "des travaux essayent de voir si on peut le faire sans animaux et montrent que c'est possible dans certains cas".
Investir pour revenir au même point
Cependant, dans les deux cas, les groupes pharmaceutiques ont déjà des systèmes qui ont fait leur preuve. "Donc, vous devez trouver tout un nouveau système pour au final remplacer quelque chose qui marchait déjà ! L'entreprise doit investir pour se retrouver au point où elle se trouve maintenant… Donc elle dit : qui va payer pour cela ? Oui, il y a donc un certain nombre de choses qui pourraient être remplacées, mais des incitants sont nécessaires." À l'inverse, poursuit la toxicologue, lorsqu'on regarde ce qui a été fait dans le passé, les tests sur les animaux ont permis de faire progresser la science, et de découvrir de nouveaux médicaments. "En outre, il est impossible aujourd'hui de développer de nouveaux médicaments et produits pharmaceutiques sans tests sur les animaux. Dans leur développement, les animaux sont aujourd'hui encore nécessaires. Vous pouvez remplacer un certain nombre de tests ici et là, mais, en fin de compte, ce dont vous avez besoin, c'est d'étudier l'interaction entre les différents organes du corps. Lorsqu'on travaille avec des animaux, en toxicologie, on regarde l'effet sur tous les organes. Et cela, les techniques alternatives ne peuvent pas encore le fournir. En toxicologie, nous avons aussi des alternatives pour tout ce qui est tests de toxicité locale et aiguë, mais pas pour des tests sur le long terme. Vous ne pouvez pas pousser pour quelque chose quand ce n'est pas là."
"Une énorme amélioration"
Cela dit, la scientifique constate "un glissement général de l'utilisation des animaux pour 'tout et n'importe quoi'vers des méthodes alternatives. Notre position est donc que la meilleure science est celle qui, actuellement, combine l'expérimentation animale et des méthodes alternatives car celles-ci sont meilleures pour connaître les mécanismes de base. L'expérimentation animale est descriptive ; vous donnez une substance à un animal et vous regardez ce qui se passe, alors que la science développée maintenant cherche à comprendre le mécanisme et, ensuite, on développe une méthodologie qui essaie d'imiter ce mécanisme. Ainsi, vous en savez beaucoup plus sur ce qui se passe."
Tout au long de sa carrière de quasi cinquante ans, elle a constaté "une énorme amélioration" du traitement des animaux de labo, ce qui est "aussi dû" aux organisations des droits des animaux. "Par exemple, les tests d'irritation des yeux pour les produits cosmétiques, qui auparavant consistaient à mettre des produits dans les yeux de lapins, n'utilisent plus d'animaux. Autrefois, si le produit était irritant, le lapin pouvait devenir aveugle, c'est bien sûr horrible. Dans le cas des pharmaceutiques ou des produits d'entretien, on utilise encore des animaux : trois lapins maximum contre auparavant une dizaine. Donc, il y a une réduction très nette. Et on administre toujours des anesthésiques et des analgésiques. C'est ce qu'on appelle le raffinement. Il n'y a donc pas seulement moins d'animaux. Ils sont aussi mieux utilisés, de la manière la plus humaine."
"In silico", organe sur puce, cellules souches…
En Belgique, en termes d’expérimentation animale, les utilisateurs doivent suivre la règle des 3 R : remplacement, réduction, raffinement.
Où en est-on en termes de "remplacement" ? Voici quelques grandes techniques explorées, sans exhaustivité.
"In silico"
Par exemple, les méthodes in silico se réfèrent à des programmes de simulation informatique. Il existe ainsi des programmes in silico pour la génotoxicité (la capacité d'une substance à endommager l'ADN) ou le risque de sensibilité. "Pour la génotoxicité, il y a tant de données disponibles qu'elles ont été mises dans des sortes de programmes. Et si vous avez conçu un composé, il est possible de vérifier avec un programme s'il y a certains groupes chimiques dans votre composé qui pourraient être génotoxiques", explique Vera Rogiers.
Le revers : les programmes in silico sont souvent développés avec des données expérimentales animales, et non avec des données humaines. Logique, car dans le monde toutes les expériences ont été réalisées sur des animaux… "Ces programmes sont seulement aussi bons que les informations que vous y mettez."
Omics. L'une des solutions utilisée actuellement et qui a beaucoup de potentialités est relative aux "omiques" (diverses disciplines de la biologie qui se terminent par ce suffixe et qui analysent systématiquement le contenu du vivant à l'échelle moléculaire). La génomique se penche ainsi sur les gènes impliqués dans certains processus. Et ce, afin d'en comprendre les mécanismes. "Pour avoir une méthode alternative, il faut comprendre le mécanisme. Si vous comprenez le mécanisme, alors vous pouvez essayer de développer une méthodologie sans animaux, qui se concentre sur ce mécanisme."In vitro.
Temps limité
En termes d'alternatives, "nous avons fait beaucoup de progrès, par exemple, avec les cellules souches". Les cellules souches humaines sont développées pour devenir des cellules cibles (cardiaques, pulmonaires, cérébrales, osseuses…) et l'on peut mener des études des plus pertinentes pour l'homme "C'est un énorme progrès si l'on compare à là où on était il y a des années en termes de méthodes alternatives à l'expérimentation animale. Nous isolions des cellules d'animaux, puis nous travaillions sur les cellules à l'extérieur de l'animal (ex vivo). Maintenant, nous avons des cellules humaines et nous travaillons en dehors de l'être humain.". "Mais les cultures de cellules ont une fonctionnalité limitée, et ont un temps de fonctionnement limité. Alors que si nous voulons déterminer, lorsqu'une personne est exposée à un médicament, quels pourraient être les effets sur tous ses organes, ces expériences sont réalisées sur les animaux. Elles peuvent durer 90 jours et même jusqu'à un an et demi ou deux ans, soit 85 % de la vie d'une souris ou d'un rat. On peut savoir s'il y aura effet sur la fertilité, sur la génération suivante…"
Humain sur puce
Il existe aussi les "organes sur puce" et les "organoïdes". Organoïde signifie "qui ressemble à un organe". Les scientifiques rassemblent différentes cellules humaines afin d'obtenir une sorte de culture en 3D qui ressemble à un organe : foie, rein, cœur, cerveau… Un organe sur puce consiste à mettre un ou des organoïdes sur une "puce", puce étant à prendre au sens d'un système de culture miniaturisé dans lequel se trouve un flux. Le but est de mimer à travers l'organe l'écoulement du sang, représenté par un milieu de culture. Problèmes : "Ces systèmes in vitro ne vivent généralement pas plus de deux semaines. Donc, vous devez être sûr que ce que vous voyez dans ces quelques jours soit représentatif d'une vie entière. Donc, même si nous sommes capables d'avoir des cultures d'organes, nous devons nous assurer que la fonctionnalité est suffisamment longue pour représenter les fonctions réelles. En outre, on ne parle là que d'un organe, donc cela ne comprend pas encore toutes les interactions, toutes les conditions (hormonales…). Le problème est donc très complexe. On n'est pas au stade où cela peut être utilisé totalement à la place d'animaux. Certaines entreprises essayent aussi d'avoir un 'humain sur puce', tous les différents organes de façon miniaturisée et reliés par des microcanaux de fluide sur une puce. Cela sera sans doute une grande avancée. Mais, là encore, seulement pour remplacer une partie des tests animaux ou alors ceux qui sont réalisés pour un médicament sur les animaux, avant de passer aux humains volontaires. Il faut aussi que ce soit financièrement réalisable."
In chemico. Sur les 180 études de la base de données Re-place, 8 sont sont des expériences in chemico, qui n'utilisent aucune cellule humaine ou animale, mais évaluent simplement comment un produit chimique interagit/réagit avec certains matériaux. Et Vera Rogiers de conclure : "À mon sens, nous aurons à un certain moment une toxicologie animal free. Quand ? Je ne sais pas. Je pense aussi qu'il y aura un jour, progrès par progrès, une science animal free, mais pas dans les prochaines années."