Une "bombe" ? Ce que l'on sait de la vidéo devenue virale assurant que Pfizer "fait muter" le virus du Covid-19
Un homme, présenté comme directeur chez Pfizer, assure que le laboratoire "fait muter" le virus du Covid, dans une vidéo signée "Project Veritas". Une organisation d’extrême droite habituée des interviews piégeuses.
Publié le 27-01-2023 à 12h25 - Mis à jour le 27-01-2023 à 12h26
:focal(2119x1421:2129x1411)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/2LB53AVQGNA65OGETYX5B6UPHI.jpg)
Dans la matinée du 26 janvier, le compte Twitter du «Project Veritas» a diffusé une vidéo, rapidement devenue virale, assurant que «Pfizer réalise des mutations du Covid-19 pour en tirer de nouveaux vaccins». D’une durée de dix minutes environ, elle montre un homme dans un bar qui, face à une caméra cachée, visiblement piégé, discute longuement de la stratégie des laboratoires Pfizer en matière de nouveaux vaccins. Cet homme est présenté comme étant «Jordon Trishton Walker, directeur de la recherche et développement et des opérations stratégiques chez Pfizer».
Au montage, il est parfois interrompu par des réactions du controversé Dr Robert Malone. Pionnier de l’ARN messager, désormais rémunéré par un conglomérat indien qui développe un vaccin contre le Covid dit «traditionnel» (par opposition à ceux utilisant l’ARN messager), Malone dénonce, à l’écoute des propos de l’homme filmé en caméra cachée, «une corruption».
Dans la vidéo, l’homme, interrogé et relancé par «un journaliste infiltré de Project Veritas», explique ainsi : «Tu vois, le virus mute sans cesse. Ce qu’on explore c’est : “pourquoi on ne le fait pas muter nous-même ?” Comme ça, on pourrait créer de manière préventive des nouveaux vaccins. […]» A la question «Donc Pfizer fait muter le covid ?», il répond : «Ben, c’est pas comme ça qu’on le présente au public, non. On a des réunions sur ça parce que, justement, on se dit que le public n’aimerait pas ça.»
Il détaille ensuite le processus par lequel ces recherches seraient mises en place. En l’occurrence, en mettant «le virus sur des singes et en les poussant à s’infecter pour récolter les virus les plus infectieux», ou en faisant une «simulation dirigée» à partir des protéines du virus. Et de noter : «Il faut être sûr que ce virus que tu fais muter ne se répand pas partout. D’ailleurs, je suspecte que c’est comme ça que ça a commencé à Wuhan, pour être honnête. Ça ne fait aucun sens que le virus soit sorti de nulle part.»
«Business model»
Son interlocuteur lui fait alors remarquer que cette stratégie peut relever, venant d’un laboratoire pharmaceutique, d’un «business model». Manière de sous-entendre que ces virus, une fois modifiés, seraient relâchés dans la nature, afin de créer une nouvelle demande fructueuse pour Pfizer et ses vaccins ainsi élaborés à l’avance. Réponse : «Parfois des mutations arrivent et on n’est pas préparés, c’était le cas avec Delta ou Omicron. Mais de toute façon, le Covid va être une vache à lait pour les années à venir.» L’homme évoque ensuite Pfizer comme un jeu de «chaises musicales» pour les membres du gouvernement «et tous ceux qui vérifient nos médicaments», «qui finissent par venir travailler pour les entreprises pharmaceutiques. C’est bien pour l’industrie, c’est moins bien pour les citoyens américains».
Que penser de tout cela ? D’abord, un peu de contexte. Le «Project Veritas», groupe ultra-conservateur américain créé en 2010, n’en est pas à son coup d’essai. Il est même spécialisé, comme le racontait Libération dans un précédent article, dans les enregistrements et infiltrations prétendant démontrer une supposée corruption des organisations démocrates ou libérales, le tout sous couvert de journalisme. «Project Veritas» a pourtant été classé comme un «média de désinformation de droite» par des chercheurs de Harvard qui se sont penchés sur ses contenus. Que ce soit à propos de la victoire de Biden aux élections américaines, prétendument truquée, ou des vaccins contre le Covid, les mêmes méthodes sont appliquées : contexte absent, montage trompeur, enregistrements piégeurs. Ainsi, en octobre 2021, l’organisation publiait déjà les propos préjudiciables, en caméra cachée, de trois scientifiques travaillant pour Pfizer.
«Gain de fonction»
Concernant Jordon Trishton Walker, qui apparaît supposément dans le dernier fait d’armes de «Project Veritas», très peu d’informations subsistent en ligne. On retrouve cependant la trace d’un profil LinkedIn, désormais supprimé, le présentant effectivement comme «directeur recherche et développement, opérations stratégiques et prévisions scientifiques ARN à Pfizer, New York». Sollicité, Pfizer n’a pas indiqué, pour l’heure, si cette personne travaille réellement pour le laboratoire, et n’a pas commenté le fond de ses propos. Plus tard, dans la journée du 26 janvier, une autre vidéo a été publiée : elle montre l’homme, paniqué, réaliser qu’il a été piégé et s’écrier : «C’est la vraie vie ? J’ai menti, j’essayais d’impressionner quelqu’un pendant un date, en mentant.»
Les propos tenus dans cette vidéo sont présentés comme une «bombe» dans la sphère complotiste, car ils touchent au thème des «gains de fonction». Les réactions d’adhésion à cette vidéo sont également rassemblées sous le hashtag #directedevolution («évolution dirigée»), car c’est ainsi que l’homme décrit la stratégie attribuée à Pfizer : «Ce n’est pas vraiment du gain de fonction pour moi, c’est une évolution dirigée. On n’est pas supposés faire du gain de fonction avec les virus. Mais on fait des mutations de structures sélectionnées, pour voir si on peut les rendre plus puissants.»
«Effet épouvantail»
La recherche de «gain de fonction», dans le domaine scientifique, est une pratique consistant à faire émerger (ou à apporter), chez un virus ou une bactérie, une propriété qu’il ne présentait pas avant, par différents moyens. Cela peut relever, comme l’expliquait déjà Libération précédemment, d’une manipulation génétique ciblée, d’une hybridation, ou d’un changement répété du milieu de culture pour sélectionner des mutations. Mais lorsque ces manipulations peuvent, in fine, augmenter la dangerosité du virus pour l’humain, on parle alors de «recherche de gain de fonction préoccupante» (GoFROC).
Même s’il n’existe pas de définition consensuelle autour des manipulations qui constituent, précisément, une menace pour l’homme, les GoFROC sont des pratiques très encadrées aux Etats-Unis. Surtout, elles cristallisent peurs et théories du complot, comme l’explique à CheckNews Florence Débarre, chercheuse au CNRS, spécialiste de biologie évolutive : «Le gain de fonction est un sujet délicat, tout n’est pas noir ou blanc, il y a des choses dangereuses qui sont réalisées, mais qui peuvent être utiles à la compréhension de la biologie des virus. Il y a un effet épouvantail autour de cette expression, qui peut être utilisée pour faire peur.»
Elle poursuit, à propos de l’intention devinée derrière la publication d’une telle vidéo : «Laisser entendre que des virus sont ensuite relâchés dans la population, c’est l’histoire des fabricants d’antivirus qui créent des virus… Une présentation à la Frankenstein des biotechnologies.» Et d’ajouter : «Je n’ai aucune idée de ce que fait Pfizer, je ne me prononcerai pas là-dessus. Je n’entends rien de particulièrement néfaste dans cette vidéo puisqu’on y décrit la potentielle recherche d’un échappement immunitaire pour anticiper la mise à jour des vaccins. Mais je comprends bien avec quelle facilité on peut en tirer une interprétation malveillante.»