"Je me gratte jusqu’au sang. Cela me fascine et j’en retire de la satisfaction. C’est malsain"
Atteinte de dermatillomanie, Amélie se bat depuis son enfance contre ce TOC, trouble obsessionnel compulsif de grattage. Rencontre avec cette étudiante d’une grande lucidité, pour un nouvel épisode de notre série “Mots pour maux”.
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- Publié le 29-05-2023 à 12h01
- Mis à jour le 30-05-2023 à 09h13
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Amélie (le prénom d’emprunt qu’elle s’est choisi) nous avait prévenus par téléphone. “Vous serez peut-être déçus ; ma dermatillomanie n’est pas très impressionnante. Je vais mieux et il ne reste que deux-trois zones où je me gratte”. Satisfaction de savoir qu’elle se porte mieux, certainement. Déception de ne pas pouvoir contempler les cicatrices de ce trouble ? En aucun cas. Car ce qui nous a guidés vers cette jeune fille de 21 ans, habitant chez ses parents du côté du Grand-Hornu, ce n’est bien sûr pas l’envie de constater les dégâts laissés par un grattage compulsif ou, en l’occurrence, impulsif de la peau (*), mais plutôt le désir de comprendre ce qui peut bien se cacher derrière ce TOC (trouble obsessionnel compulsif), dont elle souffre depuis son enfance.
L’avertissement de circonstance se confirme quand Amélie nous ouvre la porte de la maison familiale : les parcelles de peau qui sont découvertes – visage et bras ce jour-là – sont aussi lisses et uniformes qu’une peau de bébé. Impeccables. Pas un bouton, pas un poil, pas une croûte ou trace qui laisserait penser qu’un jour, il y en a eu. Non, tout comme elle a su cacher ce mal qui la ronge depuis des années, Amélie a pris pour (mauvaise) habitude de se gratter dans des zones non exposées : dos, poitrine et, surtout, cuir chevelu. C’est d’ailleurs toujours au niveau du crâne que, dans sa volumineuse chevelure foncée, l’étudiante en infographie continue de passer ses ongles qu’elle dit “vraiment très durs”.

”Quand je commence à me gratter, j’y vais fort. Parfois jusqu’au sang, nous confie-t-elle. Et je fais beaucoup de bruit. On me dit alors : mais tu vas t’arracher le crâne à te gratter comme ça !”.
Cela étant, le plus souvent, c’est “en cachette” que la jeune fille s’adonne à sa dermatillomanie. Et cela, depuis aussi longtemps qu’elle s’en souvienne. C’est-à-dire depuis ce bouleversement dans sa vie auquel elle lie le déclenchement de cette vilaine manie.
”C’était un grand chamboulement, énormément d’anxiété”
”Peu après que notre famille ait débarqué en Belgique, ma petite sœur est arrivée, raconte Amélie. Elle est née lourdement handicapée physique et mentale. J’avais alors 5 ans et elle partageait ma chambre dans la petite maison que mes parents louaient à Mons. Elle avait des nuits très difficiles, avec des appareils connectés qui ‘bipaient’, des petites lumières qui clignotaient… Moi, je ne comprenais rien. C’était un grand chamboulement, énormément d’anxiété, de va-et-vient dans un lieu – ma chambre –, qui n’était normalement rien qu’à moi. Tout cela est rentré dans mon intimité. Et si je ne voyais pas ça de cette manière à l’époque, aujourd’hui, c’est ainsi que je l’analyse. C’est à partir de là que remonte mon premier souvenir de ce TOC”.
La fillette de l’époque commence à se gratter le cuir chevelu. “J’arrachais des croûtes et j’éprouvais une satisfaction à enlever ce qui 'dépassait' de ma peau. Je voulais quelque chose de lisse. J’étais entrée dans un cycle : je me gratte, je me griffe, je saigne, une croûte se forme, je la gratte, elle saigne à nouveau… Et quand j’arrivais à retirer des morceaux de peau, j’étais comme fascinée. À tel point qu’à un moment, je conservais mes croûtes dans un flacon”. Aujourd’hui, elle en rit.

”En grandissant, j’ai commencé à comprendre que cela devenait problématique”
Enfant, même si elle redoute les soirées pyjamas où elle ne pourra pas se gratter seule dans sa chambre, Amélie ne se pose bien sûr pas de question. Ses parents non plus visiblement, pensant eux aussi qu’il s’agissait simplement d’une “mauvaise petite manie”. Mais les années passent, le grattage compulsif persiste et, à l’adolescence, le questionnement se fait jour. ” En grandissant, j’ai commencé à comprendre que cela devenait de plus en plus problématique.” D’autant qu’à cet âge apparaissent les boutons, les points noirs, la pilosité… Autant de matière inespérée à extraire, à triturer. À visualiser jusqu’à en jubiler.
”J’ai besoin de contempler tout ce que je retire de ma peau, que ce soit des croûtes, des points noirs, des poils… Me dire “waow”, j’ai retiré tout ça ! Il y a une véritable fascination. Et ce petit rituel, qui fait que chaque soir, je dois enlever les imperfections apparues pendant la journée sur ma peau, c’est hy-per a-pai-sant. Presque hypnotisant. Ce n’est pas simplement une envie, un petit plaisir. Non, c’est un besoin. Je me rends bien compte que ce n’est pas normal…”, sourit-elle. Avant d’ajouter d’un air plus sévère envers elle-même : “C’est malsain”.
En souffre-t-elle ? “Actuellement, si la souffrance a diminué, c’est plus la culpabilité de voir que je me blesse encore et encore et que j’en éprouve du plaisir qui me fait mal”.
Ce sont des vidéos qui lui feront prendre conscience de ce TOC, par la suite confirmé par son médecin traitant. “La dermatillomanie ne se soigne bien sûr pas uniquement par des crèmes, nous dit-elle, très lucide. Il y a toute la dimension psychologique. Se gratter, c’est une manière de s’apaiser, de se soulager. Il y a beaucoup d'anxiété derrière. Quand je sais que je ne vais pas pouvoir me gratter, l’angoisse monte et je me sens frustrée. C’est donc l’anxiété qu’il faut avant tout traiter.”
Psychiatre et psychologues s’en chargeront. Aujourd’hui, Amélie ne consulte plus que son médecin traitant et une psychologue une fois par semaine. “J’ai appris à gérer ou du moins à diminuer mon anxiété, à voir les choses d’une autre manière”.

”En couple, je me sentais très 'salissante'”
Si la situation s’est nettement améliorée, tout n’est pas résolu pour autant. “Quand j’étais en couple, c’était fort gênant. On se gratte, des pellicules tombent dans le lit… Je me sentais très ‘salissante’ vis-à-vis de mon compagnon. C’est vraiment difficile de lui faire comprendre que l’on n’arrive pas à se contrôler. J’expliquais que c’était une manie que j’avais depuis l’enfance”. Et le mot TOC ? ”Non, je ne l’ai jamais utilisé”. Même pas avec des amies ? “Non. Je ne fais de mal à personne ; je ne vois pas pourquoi je devrais les embêter avec ça…”. Et en famille ? “Je n’en parle pas non plus. Honnêtement, ils ont été surpris quand je leur ai annoncé que je voulais témoigner d’un TOC, ils ne le savaient pas. Et puis, je ne me gratte jamais en public. C’est trop gênant. Si je ne peux vraiment pas m’en empêcher, je le fais discrètement.”
Même si elle se cache pour se gratter, Amélie a tenu à témoigner, mais de manière anonyme. “Parce que cela reste hyper tabou et sur les réseaux sociaux, je me suis rendu compte qu’il y avait des petites communautés de gens qui traversent la même chose. Moi, je ne l’assume pas à 100 %, sinon, j’aurais témoigné à visage découvert. Mais j’ai envie que plus de personnes se rendent compte qu’elles ne sont pas seules et qu’il existe des solutions pour s’en sortir. Rien que le fait de se sentir compris, d’entendre une autre personne dans le même cas, c’est un apaisement. Je pense qu’il est important d’extérioriser cela, de mettre des mots sur ce mal”.
(*) Selon Alexandra Lecart, psychologue, “la dermatillomanie est un trouble apparenté aux TOC, bien qu’il soit plus impulsif (impulsion : perte de contrôle menant à un comportement non voulu qui soulage et apaise la tension) que compulsif (compulsion : contrôle excessif menant à un comportement voulu et obsessionnel pour apaiser et soulager la tension).”