Comment la répétition façonne nos habitudes
La journée a été longue et le travail harassant. Le soir venu, fort heureusement, votre voiture emprunte le chemin du retour et vous conduit jusque chez vous, comme si elle était branchée sur pilote automatique.
Publié le 13-08-2011 à 12h50
La journée a été longue et le travail harassant. Le soir venu, fort heureusement, votre voiture emprunte le chemin du retour et vous conduit jusque chez vous, comme si elle était branchée sur pilote automatique. Vous ne vous souvenez plus des circonstances dans lesquelles vous avez appris à conduire. Ni de la première fois où vous avez parcouru cette route. Mais vous la sillonnez sans produire le moindre effort.
Ces automatismes sont actionnés par une mémoire qualifiée de "procédurale" par les neuropsychologues. Elle fait actuellement l’objet de nombreux travaux de recherche. Ces travaux ont conduit à une compréhension plus fine des mécanismes liés au fonctionnement de cette mémoire procédurale, mais aussi des autres types de mémoire avec lesquels celle-ci interagit, telle que la mémoire des événements et de leur contexte.
La mémoire procédurale a d’abord été un objet d’intérêt pour des philosophes, à l’instar d’Henri Bergson, en particulier dans son ouvrage "Matière et Mémoire", publié en 1896. Bergson n’était pas le premier à s’intéresser à la mémoire sous une forme évoquant les théories cognitives modernes. René Descartes, Pierre Maine de Biran et Théodule Ribot l’avaient fait avant lui. Mais, pour tout neuropsychologue s’intéressant à cette fonction mentale, la lecture de "Matière et Mémoire" est toujours saisissante.
"Le passé se survit sous deux formes distinctes : dans les mécanismes moteurs et dans les souvenirs indépendants." Le postulat bergsonien de deux mémoires différentes est en accord avec les modèles actuels de l’architecture de la mémoire humaine. Cette distinction renvoie à celle formulée en 1980 par Neal Cohen et Larry Squire, de l’université de Californie. En montrant que des patients amnésiques pouvaient, malgré tout, apprendre une nouvelle habileté de lecture sans conserver de souvenirs des séances d’apprentissage, ils ont opéré une distinction entre la mémoire déclarative - mémoire du "savoir quoi" - et la mémoire procédurale - mémoire du "savoir comment".
La mémoire déclarative permet la récupération consciente des événements - mémoire épisodique - et des faits, mémoire sémantique. La mémoire épisodique contient nos souvenirs de vie, comme un accident de trottinette, nos premiers rendez-vous amoureux, etc. Et la mémoire sémantique stocke tout ce que nous avons appris dans notre vie : une recette de cuisine ; 1515, bataille de Marignan ; etc.
La mémoire procédurale correspond, elle, à la mémoire de nos savoir-faire, expressions des procédures cognitives et motrices encodées en mémoire, non accessibles à la conscience et difficilement verbalisables. Elle nous permet d’accomplir, de manière automatique, des activités physiques, verbales ou cognitives routinières. C’est une mémoire qui s’exprime dans l’action.
Les capacités d’apprentissage de nouveaux automatismes par une variété de patients amnésiques ont ainsi été testées au moyen de tâches essentiellement motrices. Outre l’apprentissage de nouveaux automatismes, ces patients conservent aussi tous leurs anciens automatismes : conduite automobile, gestes sportifs ou techniques, automatismes de calcul ou stratégie de jeu.
Il semble néanmoins que l’apprentissage de nouveaux automatismes cognitifs soit plus difficile à acquérir pour les patients présentant des troubles de la mémoire épisodique, ce qui est le cas des amnésiques. Ce constat a été réalisé en 1994 par Alan Baddeley et Barbara Wilson, de l’université de Cambridge]1].
Ils avaient proposé à deux patients amnésiques d’apprendre à utiliser un agenda électronique afin de pallier leurs difficultés à s’orienter dans le temps et de mieux gérer leurs rendez-vous. Pour cela, ils avaient tenté de leur apprendre la procédure de programmation d’un rendez-vous dans un agenda électronique. Contre toute attente, ces deux patients avaient été incapables d’apprendre ce nouvel automatisme : ils commettaient des erreurs lors des premières étapes de la procédure et ils étaient incapables, lors de l’essai suivant, de ne pas les commettre à nouveau. Le fait est que les deux patients avaient déjà oublié leurs erreurs ainsi que les solutions qui leur avaient été proposées sur le moment. Cette observation a conduit à reconsidérer le rôle de la mémoire épisodique dans l’apprentissage de nouvelles habiletés cognitives.
Efficacité maximale
Des travaux menés en 2006 par notre laboratoire auprès de sujets jeunes non amnésiques ont, par ailleurs, montré que l’apprentissage d’une nouvelle habileté cognitive était de nature séquentielle et qu’elle impliquait la mémoire épisodique]2]. Notre objectif était d’étudier le rôle de certaines fonctions cognitives dans l’encodage d’une action en mémoire procédurale, grâce à des expériences sur des sujets sains à qui nous avons demandé d’automatiser la résolution du problème de la "tour de Toronto".
Trois tiges sont disposées sur une base rectangulaire. Sur la tige la plus à gauche, quatre disques de couleurs différentes sont enfilés: un noir, un rouge, un jaune et un blanc. Le disque le plus foncé se situe en bas et le plus clair, sur le dessus. L’exercice consiste à reproduire la même configuration sur la tige la plus à droite, en obéissant à deux règles : ne bouger qu’un seul disque à la fois ; et ne jamais placer un disque foncé au-dessus d’un disque plus clair. L’objectif, pour le sujet, est de découvrir et d’automatiser la procédure de résolution du jeu à force de pratique. Nous avons ainsi démontré que l’apprentissage d’une procédure se déroule en trois étapes distinctes : une étape cognitive, une étape associative et une étape qualifiée d’autonome (lire, "Le vélo, c’est pour la vie", ci-contre).
Lors de la première étape, le sujet découvre ce qu’il doit apprendre : il tâtonne et commet de nombreuses erreurs. Puis il passe à l’étape associative, phase transitoire au cours de laquelle il commence à contrôler la tâche à effectuer, sans pour autant l’avoir automatisée. Enfin, pendant la troisième étape, les gestes sont automatisés et atteignent un niveau d’efficacité maximale. En plus de cet apprentissage, nous avons évalué l’intelligence non verbale des sujets, leurs capacités de raisonnement, leurs capacités psychomotrices, leur mémoire de travail et leur mémoire épisodique, à l’aide de différents tests cognitifs.
L’examen des corrélations entre le niveau de performance des sujets lors des différentes étapes de la résolution de la "tour de Toronto" et leurs résultats à ces tests a permis de déterminer la contribution de chacune de ces fonctions à l’apprentissage procédural. Ces analyses indiquent que les sujets qui automatisent le plus vite la solution sont également ceux qui possèdent la meilleure mémoire épisodique.
Nous avons ainsi établi que la mémoire procédurale ne fonctionne de manière autonome que lorsqu’une procédure est totalement automatisée. Les deux premières phases de l’apprentissage nécessitent, en revanche, l’intervention d’autres formes de mémoire : la mémoire épisodique et la mémoire de travail. Le recours à la première permet de se souvenir de ses erreurs passées et, ce faisant, de ne pas les reproduire. Quant à la mémoire de travail, il s’agit d’un registre à court terme, qui permet de visualiser dans son intégralité la séquence à effectuer.
Devant un distributeur automatique de billets, par exemple, l’étape cognitive correspond aux premiers retraits d’argent avec un nouveau code. Nous sommes alors très concentrés. Nous faisons appel à notre mémoire épisodique pour nous souvenir consciemment du code et éviter les erreurs qui auraient pour conséquence de voir notre carte avalée par le distributeur ! À force d’utilisation, nous avons de plus en plus de facilités à taper ce nouveau code - même s’il nous arrive encore d’avoir une hésitation, ce qui correspond à la phase associative. Puis (peut-être au terme de la période des soldes), nous entrons dans la phase autonome, au cours de laquelle la composition du code est devenue un automatisme. Nous n’avons plus à nous concentrer pour nous rappeler du code. Nos doigts le composent tout seuls.
Cette dynamique est liée à une réalité cérébrale. En 2007, notre équipe a en effet démontré qu’à chacune de ces trois étapes correspondait l’implication d’aires cérébrales spécifiques]3]. La première étape est caractérisée par une activation du lobe frontal, qui est impliqué dans le fonctionnement de la mémoire épisodique et de nos capacités de résolution de problèmes. On observe ensuite un basculement progressif de cette activation vers les régions postérieures : le cervelet, les ganglions de la base* et le thalamus*.
Effort de concentration
Ce basculement expliquerait pourquoi nos automatismes sont si difficiles à verbaliser. Reprenons l’exemple du distributeur de billets. Au départ, nous enregistrons notre code en mémoire épisodique afin de pouvoir le composer correctement. Mais, à force de pratique, ces informations sont transformées en un programme moteur, stocké cette fois en mémoire procédurale. Autrement dit, les régions antérieures de notre cerveau travaillent de moins en moins, tandis que les régions postérieures prennent le relais.
Il devient difficile, dès lors, de chercher à nous souvenir de notre code : une fois l’information transformée et stockée dans ces structures cérébrales, la trace conservée par les régions antérieures du cerveau est moins accessible, car moins utile. Nous connaissons notre code, mais il devient très difficile de le verbaliser Car l’information la plus accessible ne se trouve plus là où nous la cherchons : elle est stockée dans une zone du cerveau qui ne permet pas cette verbalisation. Heureusement, avec un effort de concentration faisant appel à nos lobes frontaux, nous parviendrons à mettre des mots sur les gestes que nous maîtrisons et à avoir accès à notre code caché dans notre mémoire épisodique.
Le rôle joué par la mémoire épisodique et les régions antérieures du cerveau lors de la première étape explique pourquoi certains patients amnésiques, ainsi que tous les sujets présentant des troubles de la mémoire épisodique éprouvent des difficultés lors de ce type d’apprentissage. Ces difficultés peuvent aller d’un ralentissement de l’apprentissage procédural, comme cela a été récemment démontré chez des sujets âgés]4] et des alcooliques chroniques]5], à l’impossibilité de mise en place d’un nouvel automatisme cognitif chez certains patients amnésiques]6].
Face aux difficultés d’apprentissage des patients et parce que la mémoire procédurale serait préservée chez ces derniers, plusieurs techniques d’acquisition adaptées à leurs difficultés ont été testées. Parmi celles-ci, la technique de l’apprentissage sans erreur semble efficace]7]. Son principe est simple : si les patients, du fait de leur déficit de mémoire épisodique, ne sont pas capables de corriger leurs erreurs d’apprentissage, mettons-les dans des situations où ils ne sont pas susceptibles d’en commettre.
Par exemple, il est possible d’aider un patient amnésique à automatiser le code PIN de son téléphone portable, à condition de rester avec lui lors des 50 premières utilisations afin de lui donner le code. A force de pratique, le patient va automatiser la série motrice sur le clavier. Il restera néanmoins incapable de s’en rappeler explicitement sans l’usage de son téléphone. Cette technique devra encore être développée et élargie, mais elle a déjà fait ses preuves, tant pour l’apprentissage des procédures cognitives de programmation d’agenda électronique chez des patients traumatisés crâniens]8] que la réactivation d’anciennes habiletés liées au jardinage chez une patiente atteinte de la maladie d’Alzheimer]9].
© La Recherche *Les ganglions de la base sont formés d’un ensemble de structures nerveuses enfouies profondément sous le cortex cérébral. *le Thalamus est une structure cérébrale dans laquelle sont traitées les informations sensitives et sensorielles. Elle sert aussi de relais pour de nombreux neurones atteignant le cortex. (1) A. Baddeley et B. Wilson, "Neuropsychologia", 32, 53, 1994. (2) H. Beaunieux et al., "Memory", 14, 521, 2006. (3) V. Hubert et al., "Human Brain Mapping", 28, 1415, 2007. (4) V. Hubert et al., "Human Brain Mapping", 30, 1374, 2009. (5) A. Pitel et al., "Alcoholism: Clinical and Experimental Research", 31, 238, 2007. (6) B. Wilson et al., "Neuropsychological Rehabilitation", 4, 307, 1994; A. Pitel et al., "Brain Injury", 20, 1099, 2006. (7) B. Wilson et al., "Neuropsychological Rehabilitation", 4, 307, 1994. (8) A. Pitel et al., "Brain Injury", 20, 1099, 2006. (9) S. Adam et al. (dir.), "La Rééducation neuropsychologique en 2008", Solal, 2009.