Décès : Christian de Duve nous laisse face à nos immenses défis
Le Prix Nobel belge, Christian de Duve est mort samedi à 95 ans d’une euthanasie. Immense chercheur, il mettait en garde contre l’évolution suicidaire de notre humanité. Évocation.
- Publié le 06-05-2013 à 16h19
Christian de Duve est mort samedi matin, à l’âge de 95 ans, entouré de siens. Sa santé s’était brusquement dégradée ces derniers mois et, après une grave attaque début avril, il avait choisi l’euthanasie. Il s’en explique à titre posthume dans « Le Soir » de ce lundi, ayant réservé à Béatrice Delvaux, l’annonce de sa mort. « Si cela continue comme cela, ce sera l’apocalypse, lui disait-il, la fin ». Il a préféré agir en homme libre : « La mort, ajoutait-il, ce serait beaucoup dire qu’elle ne m’effraye pas, mais je n’ai pas peur de l’après car je ne crois pas. Lorsque je disparaîtrai, je disparaîtrai, il ne restera rien. »
Il sera incinéré dans la plus stricte intimité.
Il était le dernier Prix Nobel belge encore en vie. Immense chercheur, il fut aussi un bâtisseur, créant l’ICP, l’Institut de pathologie cellulaire, rebaptisé Institut de Duve, un centre d’excellence mondial. Les trente dernières années de sa vie, il fut surtout un pédagogue, expliquant dans des conférences et des livres formidables, les secrets de la vie. Il s’affirma aussi comme un penseur inquiet de l’évolution du monde qui, pour lui, fonce droit sur un mur à cause de l’égoïsme « génétique » (le « péché originel de l’homme », disait-il) des individus et des groupes incapables de voir rationnellement ce qu’il faut faire à long terme pour assurer la survie solidaire de la planète. Il n’hésitait pas à envisager à moyen terme, la fin possible de l’humanité telle que nous la connaissons. Professeur à l’UCL, il avait pris ses distances par rapport à une Eglise officielle dont il pouvait critiquer très durement le comportement, mais aussi par rapport à la religion, expliquant ces dernières années son choix pour l’agnosticisme et s’affirmant « non-croyant.
Les jeunes et les femmes
Nous l’avions rencontré pour la dernière fois en octobre dernier, dans sa maison de Nethen (Grez Doiceau), toujours élégant et souriant, soucieux de la précision de chaque mot qu’il utilisait (relire l’interview à la page suivante). Gardant aussi jusqu’au bout, un appétit de vivre, un sens de l’humour, la joie de retrouver ses petits-enfants et ses amis, que rien, pas même le décès de sa chère Ninon, son épouse, n’avait altéré. A côté de sa rigueur intellectuelle, il pouvait être un boute-en-train racontant, par exemple, de manière hilarante des anecdotes sur ses séjours à l’Académie vaticane, près des « monsignore ».
Il y a trois ans, nous lui demandions ce qu’il aimerait qu’on dise de lui à sa mort : « On pourra dire tout ce qu’on veut, je serai mort. Cela m’est égal. J’ai tâché de faire au mieux. J’aimerais juste laisser un bon souvenir à mes enfants. »
Il laissait ce message aux jeunes : « L’avenir est entre leurs mains. Il est inutile de regretter le passé. Il faut juste le regarder pour en tirer des leçons pour l’avenir. Moi, je suis au bout du rouleau. Je profite du crédit qu’on donne encore aux vieux, même si un dicton anglais dit qu’il n’y a pas plus fou qu’un vieux fou. Je dis donc aux jeunes : tâchez de faire mieux que nous et de ne pas répéter les erreurs de vos parents. Mais je reste inquiet. En Belgique, par exemple, je suis triste de voir comment, en politique, le passionnel l’emporte sur le rationnel. Je suis triste de voir où en est ce pays que j’ai beaucoup aimé et pour lequel je suis rentré spécialement des Etats-Unis où j’aurais pu rester. Mais j’avoue ma totale incompétence pour dire ce qu’il faudrait faire. J’ai plus de confiance dans les femmes que dans les hommes pour construire cet avenir qui j’espère, sera sage. »
La piscine
Il expliquait volontiers son exceptionnelle longévité par la chance d’avoir hérité de bons gènes à la loterie de la vie et par son habitude, suivie presque jusqu’au bout, de faire chaque jour, 40 longueurs dans sa piscine (800 m !). Il venait de publier en janvier, un livre passionnant sur ce qu’il appelait ses « sept vies ». ("Sept vies en une, mémoires d’un Prix Nobel", chez Odile Jacob). On y découvrait avec passion ce qu’est l’existence d’un grand chercheur. L’histoire de ses recherches recoupant exactement les décennies prodigieuses où, enfin, on a compris les mécanismes de base de la vie.
On comprend à la lire, ce qu’il lui a fallu d’opiniâtreté, mais aussi d’intuition, d’amitiés, de hasard, pour le conduire en 1974 au Prix Nobel de Médecine pour sa découverte du lysosome en 1955 et du peroxysome dix ans plus tard. Il partagea en 1974 le prix Nobel avec Albert Claude et George Emil Palade pour avoir mis en évidence comment la cellule peut absorber ou détruire les bonnes ou les mauvaises substances sans que son fonctionnement ne soit lésé.
Christian de Duve savait qu’il avait eu la chance à la loterie de la vie d’avoir des capacités intellectuelles hors du commun, mais, comme ancien scout, ajoutait-il, "j’ai toujours voulu faire de mon mieux". Si le hasard a souvent guidé ses grands choix, il avait su en faire le meilleur. Il avait cette volonté d’exceller toujours qu’il avait apprise auprès de ses professeurs jésuites mais, en même temps, ces exigences "d’honneur et de service" qu’il avait retenues de ses années de scoutisme.
Deux langues
Il était né en Angleterre, le 2 octobre 1917. Il garda toute sa vie, dit-il, son cerveau coupé en deux compartiments distincts pour les deux langues qu’il parlait également : l’anglais et le français. Jusqu’à écrire ses derniers livres dans les deux langues pour être sûr d’être bien traduit ! Il conserva aussi un amour pour ces Anglais qui, même au faîte de la gloire, gardent toujours une capacité d’humour et de simplicité que leurs homologues francophones n’ont pas. Chez les Jésuites anversois et bilingues, « J'ai appris le grec en flamand et le latin en français. » Il était le premier dans sa classe, tout en étant plus tard un adolescent mal dans sa peau.
Sa vie professionnelle se partagera entre ses laboratoires louvanistes (à la Dekenstraat à Louvain, puis à l’ICP à Woluwe) et ses labos à la Fondation Rockefeller à New York. Il débuta ses recherches sur l’insuline auprès du professeur Bouckaert (l'oncle de l’actuel président de la banque Belfius), puis bifurqua vers la biochimie et la découverte des secrets de la cellule. Toute sa vie, il s’est battu pour la recherche fondamentale en Belgique. Avant de chercher à guérir, disait-il, il faut d’abord comprendre : « Prenons l'exemple de la découverte des lysosomes et des peroxysomes. Je les ai découverts en menant au départ une recherche pour voir comment l'insuline pouvait agir sur le foie. Et c'est le hasard d'une observation qui m'a fait réorienter mes recherches et quitter l'objectif du diabète pour finalement identifier ces lysosomes qui sont en quelque sorte l'estomac de la cellule. Et cette découverte de recherche fondamentale a eu des foules d'applications pratiques. »
Il répète souvent une anecdote amusante qui montre que, très tôt, il avait déjà l’ambition d’exceller. En voyage avec sa jeune épouse en Suède, elle se proposait d’acheter un manteau de fourrure. Il lui répondit : "Tu l’auras quand j’aurai le Prix Nobel." Quand, 28 ans plus tard, il l’obtint, elle lui rappela cette promesse et ils achetèrent la pelisse. Bien sûr, le Nobel fut un grand moment, essentiel pour pouvoir créer ensuite l’ICP, même s’il avait cru ne plus l’avoir. Mais il a des remarques nuancées montrant que la différence entre le Nobel et les autres prix est devenue trop grande et que nombreux sont les chercheurs qui le mériteraient et ne l’ont pas reçu, parfois pour des raisons discutables, créant chez eux d’immenses frustrations.
Le prestigieux ICP
Ce parcours parfait l’a mené à créer à Bruxelles, comme une Fondation Rockfeller bis, le prestigieux ICP devenu institut de Duve, où la liberté de recherche est fondamentale. Mais tout ne fut pas si simple. La vie de famille d’abord. Quand il épousa Ninon, une artiste peintre, il lui dit : "Tu sais que j’ai une maîtresse, la science." Il savait aussi que ce sont les femmes qui jouent un rôle essentiel dans la vie, ne fût-ce que par les contacts étroits qu’elles ont avec les jeunes enfants et qui sont déterminants pour toute l’existence.
Malgré ses incessants voyages, il restait belge. A Grez Doiceau, il habitait le côté wallon d'une rue dont l'autre trottoir est en Flandre, mais surtout il se sentait blessé dans sa chair chaque fois qu'une mesquinerie linguistique était portée à sa connaissance.
Il se posa aussi très vite des questions philosophiques. Quand on lui proposa d’être professeur à l’UCL, il eut des scrupules. A cette époque, l’université était très catholique, remplie de prêtres, avec une prière avant chaque cours.
Or, déjà, il ne croyait pas en l’institution de l’Eglise et avait des doutes sur le dogme chrétien. Le principe d’un dogme était difficile à accepter pour un scientifique soucieux d’avancer par la rigoureuse méthode scientifique.
Il développa fortement cette part philosophique de sa vie après sa pension en 1985, jusqu’à aujourd’hui, dans ce qu’il appelle, dans ses mémoires, "le temps de la réflexion". C’est alors qu’il se mit à l’écriture et à rédiger plusieurs livres avec un beau succès public. D’abord des livres de vulgarisation scientifique et, ensuite, de plus en plus empreints de philosophie, hantés par les questions de l’origine de la vie et du sens de la vie.
Ses livres récents l’ont amené à se dire que l’homme n’est pas forcément le sommet de la vie et qu’elle pourrait rebondir autrement, que la vie existe sans doute ailleurs dans le cosmos et que si on continue dans la folie de la compétition (notre péché originel), on va à la catastrophe. Pour contrer cela, il croit dans le rôle des femmes, en la force possible des religions si celles-ci pouvaient être moins dogmatiques et accepter l’indispensable limitation généralisée des naissances. Dans cette réflexion, il s’en est pris fortement à l’Eglise vaticane, n’hésitant pas à parler d’un "petit cénacle autoperpétué de vieillards célibataires et misogynes, souvent d’une intelligence brillante, mais engoncés dans leur pourpre, leurs rites, leurs certitudes et leur prétention de légitimité."
L’ultime réalité ?
N’ayant jamais cru en un Dieu personnel créant le monde (car alors, qui a créé le créateur ? Et s’il est "incréé", il est plus simple d’imaginer un monde "incréé"), s’il a loué la parole d’un Jésus solidaire et rejeté le Jésus qui porte le glaive et la "vérité", il parla longtemps aussi d’une "Ultime réalité", celle qu’on pressent dans l’émotion de l’art, de l’amour, de la nature. Certains, un peu effrayés de son agnosticisme montant, ont voulu y voir une porte que de Duve laissait ouverte, vers un Dieu. A 95 ans, disait-il, il est temps de sortir de ce "flou artistique" et de dire que "je ne puis rationnellement me rallier à ce concept d’un être immanent". "Nous ne faisons pas que découvrir le monde mais contribuons à le construire. L’Ultime réalité n’est pas une entité intemporelle, mais une conception de mon esprit .» De Duve pouvait reprendre la célèbre formule de Laplace expliquant à Napoléon qu’il n’avait pas eu besoin de l’hypothèse de Dieu pour élaborer ses théories.