Cette heureuse faculté à ne pas se souvenir du pire
Des psychologues de l’UCL et de l’ULB ont mis en évidence le rôle déterminant des émotions positives dans l’élaboration du souvenir.Ils ont interrogé, pour cette étude, d’anciens étudiants francophones et néerlandophones qui ont vécu l’affaire de Leuven.
- Publié le 03-10-2013 à 05h39
- Mis à jour le 30-10-2013 à 12h34
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Si les étudiants flamands de l’époque du "Walen buiten" ont aujourd’hui en mémoire des souvenirs bien plus précis de l’affaire de Louvain que leurs contemporains francophones, c’est que les premiers les ont vécus comme engendrant davantage d’émotions positives que les seconds.
Telle est en tout cas l’une des principales conclusions d’une étude réalisée conjointement par des psychologues de l’UCl (Charlie Stone et Olivier Luminet) et de l’ULB (Olivier Klein et Laurent Licata). Le but de cette étude, qui vient d’être publiée dans le "Journal Applied Research in Memory and Cognition", était d’examiner si un événement public fortement chargé émotionnellement et expérimenté de façon personnelle pouvait conduire à former des souvenirs détaillés mais aussi d’identifier les facteurs qui peuvent affecter le degré de détail et de précision de ces souvenirs.
Pour mener leurs travaux, les psychologues ont interrogé 124 anciens étudiants francophones et néerlandophones, présents à Leuven entre 1964 et 1970 et ayant assisté en direct au Walen buiten . Il leur a été demandé de rapporter les éléments qu’ils considéraient comme étant les plus significatifs. Il apparaît que les anciens étudiants flamands ont gardé des souvenirs nettement plus détaillés de ces événements, qu’ils y ont plus souvent pensé, qu’ils en ont davantage parlé et qu’ils en ont ressenti plus d’émotions positives. La joie de ceux-ci contraste avec les sentiments de tristesse, de colère, de peur, d’anxiété, voire de dégoût ressentis et exprimés par les étudiants francophones qui, des années plus tard, relatent les faits avec une bien moindre précision.
Un mécanisme fonctionnel très utile
Ce qui amène les psychologues à soutenir que l’expérience d’émotions négatives intenses peut conduire à l’effacement plus rapide de souvenirs collectifs. "Un des enseignements de cette étude est de se dire que cet impact différentiel des émotions peut avoir un effet vraiment important sur le long terme", commente Olivier Luminet, professeur de psychologie clinique à l’UCL. Quant à la tendance de l’individu à davantage se rappeler des expériences positives, " c’est tout à fait fonctionnel dans l’organisation individuelle de la construction identitaire, nous dit encore ce professeur en psychologie clinique. Il est utile aussi, a contrario, de pouvoir oublier des événements qui ont généré des émotions négatives."
Mais si cette étude suggère que les souvenirs collectifs positifs laissent une trace mémorielle plus précise que les souvenirs négatifs, il ne faut cependant pas confondre le degré de détail d’un souvenir et l’importance qu’on y accorde, soulignent les auteurs. Pour les francophones comme pour les néerlandophones, en effet, les événements de Leuven revêtent une importance similaire et génèrent des émotions d’intensité comparable bien que opposées.
Par rapport au choix de cet événement historique, qui a conduit à la séparation de l’Université catholique de Louvain, "il s’agit d’un événement fondateur des mémoires collectives divergentes qui existent dans notre pays, nous dit encore Olivier Luminet. Tout comme la Deuxième Guerre mondiale, il s’agit de périodes charnières pour lesquelles il existe toujours des témoins présents. Ce qui permet d’analy ser ave c des personnes toujours en vie la manière dont elles se souviennent et dont leurs souvenirs personnels peuvent ensuite être transmis aux générations suivantes. Avec l’idée que la transmission orale a une influence très importante sur la formation des mémoires collectives, et sans doute davantage que ce qui est enseigné dans les cours d’histoire et particulièrement pour des situations conflictuelles."
L’influence du sentiment d’appartenance
L’étude a aussi permis d’explorer plus en détail dans quelle mesure le sentiment d’appartenance à un groupe a une influence sur la mémoire. "Cela montre le lien très fort qui existe entre souvenirs et identité, poursuit le psychologue. Un souvenir qui renforce notre identité est quelque chose dont on aura plaisir à discuter avec les autres, ce qui va encore accroître le sentiment d’appartenance identitaire. Nos souvenirs sont très flexibles; ils s’adaptent constamment en fonction d’influences extérieures et de notre identité, de ce que l’on estime être important. Notre identité personnelle est un des déterminants essentiels de la formation de nos souvenirs, qu’ils soient personnels ou collectifs. Cela montre l’apport que la psychologie peut avoir à la compréhension de l’Histoire."
Du "péché contre l’esprit" à une nouvelle liaison assez torride…
Pour beaucoup d’anciens de l’UCL aux études dans les années 60 mais aussi pour nombre d’enseignants ou d’assistants qui ont vécu en direct, à coups de manifestations plus ou moins violentes, le "Walen buiten", la scission de l’alma mater catholique fut un traumatisme réel.
C’est le recteur Edouard Massaux qui l’exprima de la manière la plus forte après le "divorce belge", évoquant "un péché contre l’esprit". Entendez : le pire de tous qui, selon le Christ, "ne recevra pas le pardon, ni dans la vie présente, ni dans le monde à venir" ! Il faut dire que Mgr Massaux avait eu très chaud lorsqu’un jour de cette période agitée, il découvrit qu’un pavé avait atterri sur son bureau louvaniste. Il ne fallait pas être un expert en balistique pour se rendre compte qu’il l’avait échappé belle. Résultat : il ne voulut plus rester à Louvain.
Têtu comme un Ardennais, il ne cacha jamais une certaine hargne voire amertume pour ses vis-à-vis flamands et reprochait publiquement au cardinal Suenens d’avoir abandonné la section francophone, disant volontiers que "celui-ci, comme Anderlecht, jouait mieux à l’extérieur qu’à domicile". Car si le grand chancelier de l’unif avait été un des grands animateurs du concile Vatican II, il fut incapable de résister aux Flamands…
Précisons toutefois que pour Mgr Massaux, qui fut quand même un bon chrétien, tout péché pouvait se traduire par quelque miséricorde : sa gouvernante était non seulement flamande mais il nous révéla, l’œil pétillant, qu’il avait célébré les messes de mariage de ses enfants dans la langue de Jan Verroken, ce député CVP dont l’action militante avait fini par faire tomber le gouvernement Vanden Boeynants et, in fine, ce qui était pire encore, précipité l’expulsion des francophones…
A l’époque, il était "politiquement incorrect" de ne pas reprocher vivement aux catholiques flamands d’avoir bien mal traité leurs frères francophones. Aussi, le groupe de professeurs francophones réunis dans le mouvement "Rénovation wallonne" qui optèrent au contraire pour un transfert positif en Wallonie était-il régulièrement stigmatisé dans les colonnes de "La Libre", qualifié, avec quelque mépris, de "parti des déménageurs"…
Pourtant, vu avec le recul, ce groupe avait eu raison trop tôt. Et il demandait ce qui fut finalement fait par ceux qui réussirent le transfert : alors que l’UCL clamait jusqu’à en perdre la voix qu’elle ne déménagerait pas, le Pr Michel Woitrin prépara le transfert sur le plateau de Lauzelle avec la bénédiction d’un maïeur ottintois aussi visionnaire, Yves du Monceau… Mais il est vrai que les premières années du transfert furent difficiles, peut-être moins à cause du monde politique flamand qui était prêt à payer le départ que de certains hommes politiques wallons peu favorables à un grand débarquement de calotins… Reste que, finalement, l’UCL s’est implantée avec succès à LLN et à Louvain-en-Woluwe. Quant aux autorités universitaires flamandes comme francophones, elles ont renoué définitivement depuis 15 ans, sous l’impulsion de recteurs francophones et néerlandophones clairvoyants, et le "couple" collabore de nouveau ensemble. Bien plus et avec davantage de conviction qu’avant 68 ! Avec la ferveur parfois torride de partenaires qui se sont déchirés pour mieux se retrouver…