Avec le cancer, vient la lutte contre la dénutrition
Ce jeudi, 150 repas "étoilés" seront servis aux patients de l’Institut Bordet dans le cadre des "101 Tables pour la vie", au profit de la recherche contre le cancer. Redonner l’appétit aux malades qui l’ont parfois perdu est le défi des diététiciens spécialisés en oncologie.
- Publié le 22-05-2014 à 13h45
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Saumon fumé, caviar de hareng, crème aigrelette au citron vert et à l’aneth suivi d’une volaille farcie, asperges blanches et morilles pour terminer sur une panna cotta chocolat blanc, fraises gariguette et jus de rhubarbe à l’hibiscus. Cet alléchant menu, ce n’est pas dans un restaurant étoilé qu’il est proposé. Ce jeudi, il sera servi par les trois grands chefs Ghislaine Arabian, Yves Mattagne et Lionel Rigolet à quelque 150 patients actuellement hospitalisés pour traiter leur cancer à l’Institut Jules Bordet, à Bruxelles.
C’est en effet aujourd’hui que se déroule la 10e édition de l’événement phare de l’association "Les Amis de l’Institut Bordet", en l’occurrence les "101 Tables pour la vie". Le concept ? Créer une grande chaîne de solidarité passant par des restaurants bruxellois renommés qui offrent une table de dix couverts proposée par l’asbl à ses généreux mécènes. Les bénéfices de cette soirée seront versés aux "Amis de l’Institut Bordet" pour financer les programmes de recherche sur le cancer.
Trois patients sur quatre perdent l’appétit
Mais aussi réconfortant qu’il sera sans aucun doute pour les patients, le repas festif de ce jeudi n’est évidemment pas coutume. Ainsi, mardi, le plateau-repas, pourtant appétissant, était moins raffiné : potage aux champignons, filet de merlan, épinards à la crème et purée de pommes de terre, fruit frais en dessert.
" Aujourd’hui, la nutrition fait véritablement partie du projet thérapeutique, nous dit Marika Csergo, diététicienne en chef spécialisée en oncologie, à l’Institut Bordet. C’est vraiment un soin de support; un allié. Car un bon état nutritionnel permet au patient de supporter son traitement. "
La réduction des apports nutritionnels s’avère très fréquente chez les patients cancéreux. " Elle est due principalement à la perte d’appétit, aux effets secondaires des traitements (fatigue, troubles digestifs, douleur,…) ainsi qu’à l’obstruction de la voie digestive", explique Marika Csergo. En fonction de la localisation de la tumeur, il y a un risque de prévalence de la dénutrition : de 85 % s’il s’agit des pancréas, estomac et œsophage, 60 % pour le poumon, 40 % pour le côlon et le rectum, 33 % pour les maladies hématologiques… Le risque de dénutrition est beaucoup plus faible pour les cancers de la peau, du sein ou de la prostate.
" La cachexie est une forme de maigreur extrême qui survient dans les phases terminales d’affections chroniques comme le cancer , poursuit la diététicienne. On distingue plusieurs stades dans la perte pondérale; la pré-cachexie où le patient peut perdre jusqu’à 5 % de son poids; la cachexie et la cachexie réfractaire où il n’y a plus rien à faire. À partir de 10 % de perte du poids corporel, on parle de dénutrition sévère. D’où l’importance d’avoir une prise en charge nutritionnelle précoce si possible dès l’annonce du diagnostic pour voir si le patient est à risque de dénutrition. Cela dit, même s’il n’a pas perdu de poids mais que ses prises alimentaires sont inférieures à deux tiers de ses objectifs nutritionnels, on le surveille car il est à risque de dénutrition ."
Des conseils diététiques personnalisés
Que fait-on dans ce cas ? " Il arrive que, pour compléter l’apport de calories manquantes, on préconise un complément nutritionnel oral . Mais dans un premier temps, ce sont des conseils diététiques simples et personnalisés avec un enrichissement naturel qui sont recommandés. On enrichit par exemple le potage avec du fromage fondu. Ce qui est important, c’est de personnaliser la prise en charge. On écoute le patient; on voit où se situent ses difficultés. En cas de nausées ou de vomissements, il s’agit de ne pas être trop agressifs. Ce n’est pas le moment par exemple de proposer des compléments oraux. Pas plus que des aliments que le patient apprécie car il pourrait alors perdre ses repères. Souvent, il y a un écœurement pour la viande, or les protéines sont essentielles pour préserver la masse musculaire. En plus, on constate dans 40 à 50 % des cas des modifications du goût (dysgeusies), qui sont des effets secondaires du traitement. Certains patients ne supportent plus le sucre; d’autres le sel. Il y a toute une éducation alimentaire à retrouver". C’est là tout le défi de la diététicienne spécialisée en oncologie.
Pierre a perdu 26,8% de son poids
C’ est presque insultant pour les autres malades… ", nous souffle-t-il à l’oreille. Pierre tourne la tête à gauche puis à droite, comme pour s’assurer qu’il n’y a justement pas un patient qui déambule dans ce couloir du 4e étage de l’Institut Jules Bordet à Bruxelles. Puis, il poursuit : " …mais je me sens à merveille. Si tout le monde pouvait être malade comme moi… (sic) Je suis un ressuscité, un miraculé, parce que tous me condamnaient. On m’a enlevé le péritoine, des mètres d’intestin et un autre machin…"
Dans son polo bleu ciel, il flotte. Amplement. Celui-ci date de l’été dernier, " avant son cancer ". Mais son pantalon en toile beige, lui, est bien à sa taille : " je l’ai acheté samedi dernier. J’ai dit : mettez-m’en deux ! Moi qui n’ai jamais eu des tablettes de chocolat, j’ai une taille de jeune homme à présent " C’est qu’il y a une garde-robe à refaire !
Un beau cas de prise en charge nutritionnelle
Il faut dire que le sexagénaire revient de loin. Un cancer du côlon dépisté l’an dernier, une intervention de 20 heures en janvier, suivie de complications, puis 21 jours plongé dans le coma artificiel, et une perte de poids de 20 de kilos en deux mois : il est descendu jusque 57 kg pour 1m 80. Fut un temps où il en pesait 92 !
" Monsieur a perdu 26,8 % de son poids, c’est vraiment énorme ", intervient Marika Csergo, diététicienne, qui nous présente ce bien vivant patient comme " un beau cas de prise en charge nutritionnelle ".
Dans le cadre de sa revalidation, ce malade est passé à une nutrition entérale exclusive, une technique d’alimentation artificielle, qui permet d’administrer l’alimentation directement dans l’estomac sans passer par la bouche. En trois mois, il a pu reprendre 5 kg. Si en journée, Pierre mange à présent de tout, normalement - " même un bolo ", nous précise-t-il -, il bénéficie toujours d’une nutrition entérale nocturne, qui devrait à long terme être suspendue.
" Il est important d’accompagner le patient pour stimuler sa prise orale ", souligne à ce propos la diététicienne. Aujourd’hui, Monsieur a un indice de masse corporelle de 18,5, ce qui est faible par rapport à son âge. J’aimerais qu’il arrive à au moins 21. L’idéal serait même 24. ce qui revient à prendre 10 ou 15 kg ".
Pour Pierre, cela ne semble a priori pas poser de problème. " Moi, je mange bien de tout. J’ai bon appétit et n’éprouve aucune difficulté. Je ne peux pas faire plus, car je n’arrive pas à assimiler convenablement ".
Le patient est en hypercatabolisme, explique alors la spécialiste. " S’il termine ses plateaux et prend environ 2 000 calories en journée, il en reçoit en plus 1 500 pendant la nuit pour compléter ses apports oraux. Une fois débarrassé de la poche de stomie et remis en continuité, il devrait limiter les pertes et reprendre du poids ".
Et donc aussi racheter de nouveaux pantalons !