Les années sida, roman noir d’une épidémie diabolique
Il y a trente ans explosait une nouvelle plaie de l’humanité, attribuée au vagabondage sexuel. S’en suivirent une nouvelle stigmatisation de l’homosexualité et un ostracisme accru envers l’Afrique. Toujours pas de remède miracle, ni de vaccin à l’horizon. Seulement des effets d’annonce de l’industrie pharmaceutique. Récit.
Publié le 30-11-2014 à 17h35 - Mis à jour le 01-12-2014 à 15h48
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L’été précédent, d’une voix caverneuse venue du fond des étoiles, la mort de Klaus Nomi à New York avait retenti comme un de ces glas qui glacent le sang. A moins de quarante ans, le chanteur dadaïste new wave berlinois, blême comme un Pierrot lunaire, était mort d’une maladie étrange. Étrangère surtout. Le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), qui venait d’être isolé en mai 1983 par le chercheur français Luc Montagnier et son équipe de l’Institut Pasteur, à peu près en même temps que le Pr Robert Gallo aux États-Unis, n’était encore connu que comme une lointaine pathologie. Mais aussi, comme le signe annonciateur d’une inéluctable apocalypse.
On parlait d’un "cancer gay", détecté à la fin des années 1970 par des médecins de New York et San Francisco. Ceux-là, bouleversés, avaient observé sur plusieurs patients homosexuels des symptômes similaires jusque-là inédits chez d’aussi jeunes gens : asthénie, maigreur cadavérique, diarrhées, troubles respiratoires, mycoses à répétition, muguet buccal. Avec, parfois, un cancer invasif du cerveau, une pneumonie aiguë (pneumocystis carinii), une maladie oculaire grave (rétinite à cytomégalovirus). Soit une incurable dépression des lymphocytes T-4, globules blancs défenseurs de l’immunité, accompagnée souvent d’une épouvantable affection de la peau : de curieuses taches brunes sur le visage et l’ensemble du corps, identifiées bientôt sous le nom de sarcome de Kaposi. Les stigmates qui trahissent inexorablement.
Sexe hard, époque trash
En cet été 1984, les boîtes de nuit du monde entier dansent "la tête dans le cul" sur les rythmes syncopés de "Relax", le tube scandaleux du groupe pop anglais Frankie Goes to Hollywood (FGTH), qui ignore encore qu’un des siens succombera quelques années plus tard au même fléau. Le clip officiel du disque qui cartonne est une scène du terrifiant film "Body Double" de Brian De Palma. C’est tout l’univers des eighties, depuis dix ans que dure l’interminable crise de 1973. On s’éclate et on se défonce, tous les trips et tous les flashs sont bons. Le sexe est roi, en cuir et en dentelle, ça baise dans tous les coins et sans façon. Il y a du sang et du sperme partout. On est en pleines années trash, déjantées.
Les enfants du baby-boom savent déjà que rien ne sera plus jamais comme avant. Les temps sont pourris, le sang est corrompu. Au secours, la syphilis est de retour. Pire que jamais, plus laide encore. Le syndrome d’immuno-déficience acquise sera le châtiment céleste de la décadence absolue. Mais le mal est encore loin d’être banal quand vient à mourir, le 2 octobre 1985 à Los Angeles, cité des anges, l’acteur américain Rock Hudson. Il n’y a pas trois mois qu’il vient d’annoncer sa maladie. De passage à Paris, il révèle son homosexualité et "Paris Match" exhibe à la Une son visage ravagé. Il lui en coûtera 300 000 dollars pour affréter un Boeing 747 à destination de l’Amérique, parce que toutes les compagnies refusent de le transporter. L’Europe est touchée. On est définitivement abasourdi, hagard, interdit.
DU S.I.D.A. au sida
Depuis ce jour-là, le sida existe, on l’a rencontré. Ce n’est plus un vague acronyme (S.I.D.A., SIDA, Sida, sida). On en meurt, comme d’une mauvaise grippe; parce que, quand on est séropositif, on chope toutes les infections opportunistes possibles, et notamment les maladies sexuellement transmissibles (MST) comme la blennorragie ou la chlamydia. On finit par en crever parce que le système immunitaire est complètement effondré, ruiné.
On n’a pas encore inventé le médicament antiviral AZT, fruit d’une terrible guerre des laboratoires, qui certes ne guérit pas, mais retarde la fatale échéance au prix de redoutables effets secondaires. Et diffère même le passage au stade 4, lorsque la maladie avérée se déclare. Jusque-là, on parlera des "porteurs sains", asymptomatiques. Dont l’espérance de vie, à ce moment-là, est de cinq à dix ans, à tout casser.
Le remède est encore loin, le vaccin décidément impensable, et il n’existe que trois moyens de prévention : la fidélité, la chasteté ou le préservatif. La firme Durex (latex sed lex) a de beaux jours devant elle. Et ce n’est que beaucoup plus tard qu’un vrai recul de la morbidité interviendra avec les trithérapies qui juguleront la réplication du virus.
Au point de rendre bientôt le pronostic chronique, malgré la haute toxicité des molécules. Mais dans combien de temps ? On n’est pas au bout de nos peines. Tandis que les milieux homosexuels, artistes en particulier, subissent une véritable hécatombe, la Belgique est l’épicentre d’une nouvelle découverte : le sida hétérosexuel en Afrique.
Sidaïques et sidatoriums
A l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, dans le service du Pr Nathan Clumeck, et à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, chez le Pr Peter Piot, codécouvreur entre-temps du virus Ebola, les patients africains affluent. Originaires bien souvent du Zaïre, ex-Congo belge, rudement frappé par l’épidémie. C’est désormais un feint sourire qu’arborent les habitants de Kinshasa, Kin-la-Joie, lorsqu’ils évoquent le "syndrome inventé pour décourager les amoureux", le sida quoi, ou le "dasi" en verlan. Ce n’est pas de chance, décidément, pour un pays grand comme cinquante fois la Belgique, qui connaît déjà toutes les misères du monde. L’hôpital populaire Mama-Yemo est une vraie cour des miracles. La famille Mobutu elle-même sera décimée. Le monde de la sape et des ambianceurs est en berne.
Les racistes vertueux, comme Jean-Marie Le Pen, traitent les "séropos" de sidaïques, ce n’est pas innocent, et envisagent pour eux des sidatoriums, version dernier cri du cordon sanitaire et des lazarets, qui renvoient à l’infamie des camps. Le fantasme de l’étoile rose. "La Libre Belgique" effarouchera bon nombre de lecteurs lorsqu’elle titrera un matin : "Une horrible maladie d’amour". En vérité, on en maîtrise encore très mal les modes de transmission. On saura plus tard que la maladie se contracte par le sang et le sperme. Car il fut un temps où l’on craignait même les piqûres de moustiques.
Si le virus est effectivement présent dans l’urine ou la salive, il s’y trouve en quantité insuffisante pour représenter un risque de contamination. Mais il est des pratiques sexuelles variées qui demeurent sujettes à caution. D’autant qu’on apprend bientôt que certains préservatifs seraient poreux. Tandis qu’à l’époque, les tests de dépistage (Elisa et Western Blot), qui décèlent les anticorps, ne livrent des résultats parfaitement sûrs que douze semaines après le présumé rapport à risque. Trois mois de peur panique, la fameuse "fenêtre de séroconversion", qui nous fait songer ici au virus Ebola, cas de figure où le sperme reste contagieux trois mois aussi après la guérison de la maladie.
Le berceau congolais
Au plan épidémiologique, le sida révèle surtout quelque chose de très neuf : l’importance assez considérable de la bisexualité dans la société. Que de femmes, en effet, ne seront-elles infectées au contact d’un partenaire masculin également homosexuel, hormis bien entendu les cas d’héroïnomanes ou de personnes contaminées par transfusion sanguine. Mais l’épidémie, devenue aujourd’hui pandémie, est aussi révélatrice d’une civilisation du voyage de la transhumance qui accélère exponentiellement la vitesse de propagation.
On ignorait jusqu’il y a peu - le 3 octobre dernier, dans la très sérieuse revue "Science" - que la souche originelle de la pandémie de VIH, prélevée sur des chimpanzés du sud-est camerounais, est arrivée à Kinshasa (Léopoldville) en 1920. Il lui fallut alors trente ans avant d’atteindre Kisangani (Stanleyville) en 1950 par le fleuve Congo, mais moins de vingt pour relier Lubumbashi (Elisabethville) en 1937 par le chemin de fer. On le sait en vertu de techniques de traçabilité très sophistiquées qui démontrent également l’apparition du sida en Haïti en 1964. De là aux États-Unis, il n’y avait qu’un pas.
Ebola, le virus avant-coureur
Sur ces entrefaites, par un formidable concours de circonstances, avant de devenir l’un des pionniers de la lutte anti-VIH en Afrique et d’ailleurs futur patron de l’agence onusienne Onusida, le baron Peter Piot (1949) avait participé dès 1976 à l’identification d’une fièvre hémorragique foudroyante due au fameux virus Ebola. Un pilote de la Sabena venait de lui rapporter du Zaïre un échantillon sanguin d’une religieuse belge de Yambuku, qu’on avait cru atteinte de fièvre jaune. Ebola, ainsi baptisé du nom d’une petite rivière congolaise, était à son tour sorti du bois. Une effroyable peste est-elle en train d’en chasser une autre ? Son incubation est assurément bien plus virulente que celle du sida, et infiniment plus contagieuse. La Terre n’a peut-être pas encore livré ses pires horreurs. Ni Dieu ses pires humeurs.