La "science poubelle" révélée au grand jour
Deux sociologues français ont piégé une revue scientifique en lui envoyant une recherche bidonnée. Une façon de dénoncer la "junk science", la science non rigoureuse. Parmi les sujets de l'étude a priori farfelus, pas facile de distinguer le faux du vrai. Faites le test.
Publié le 15-03-2015 à 09h19 - Mis à jour le 15-03-2015 à 10h47
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L’auteur s’appelle Jean-Pierre Tremblay, l’étude "Automobilités postmodernes : quand l’Autolib’ fait sensation à Paris". Elle a été publiée dans le dernier numéro de "Sociétés", revue scientifique française de sociologie, qui publie donc des recherches scientifiques dans ce domaine. Sauf que Jean-Pierre Tremblay n’existe pas, et que le texte sur ces automobiles électriques en libre-service est "une somme de sottises" conçue par deux (vrais, cette fois) sociologues français. Leur objectif, en piégeant la revue avec un faux article scientifique ? Dénoncer "ces revues en toc sans éthique" qui "publient n’importe quoi". Plus largement, le propos est de dénoncer la "junk science" ou "science poubelle", c’est-à-dire la science non rigoureuse, désinvolte, voire bidonnée. Un des deux relecteurs de la revue avait déconseillé la publication. L’autre l’a laissé passer par "pure négligence", selon le directeur de "Sociétés".
Une telle tromperie est loin d’être une première : parmi d’autres exemples, en octobre 2013, un journaliste scientifique du sérieux magazine "Science" avait révélé avoir proposé un article (faux et rempli de contradictions) sur les propriétés anticancéreuses d’une molécule extraite d’un lichen à 350 revues scientifiques en "accès libre". La moitié d’entre elles l’avait accepté.
Des milliers de revues de qualité variable
Pourtant, ces revues fonctionnent par "peer review", en clair via la relecture par les pairs. Des scientifiques du domaine qui jugent bénévolement si la recherche scientifique est correcte et mérite d’être publiée dans la revue ou pas. Depuis une décennie, les scientifiques publient de plus en plus leurs recherches dans des revues en "open access" afin qu’elles soient accessibles gratuitement à tous (grand public, critique des pairs), sur Internet. Un nombre croissant de revues ne publie que sur le Web. "Il existe des milliers de revues scientifiques, de qualité très variable, et ces anecdotes en sont bien l’illustration, admet le mathématicien Vincent Blondel, président du Fonds national de la recherche scientifique et lui-même relecteur de nombreuses revues (dont les prestigieuses "Nature" et "Science"). Mais le système de relecture par les pairs est le meilleur système que l’on ait trouvé à ce jour. Même si le processus n’est parfois pas fait très professionnellement. Un relecteur est bénévole. Par manque de temps, il peut survoler l’article, ne pas le lire du tout. Ou tout simplement ne pas être compétent. Mais il faut souligner que c’est beaucoup plus rare de faire paraître ces faux articles dans les meilleures revues". Pour distinguer les deux catégories, il y a par exemple l’index de citation (nombre de fois que l’article et donc la revue sont cités dans d’autres articles) ou le nombre de relecteurs par article.
Dans les revues de moindre qualité au contrôle moins approfondi et au taux d’acceptation plus large (dans la renommée "Nature", seules 8 études sur 100 sont acceptées), on a logiquement plus de chances de trouver des recherches moins pertinentes ou à la thématique carrément "farfelue" - si surprenantes qu’elles pourraient justement apparaître fausses ! - et dont l’utilité n’apparaît pas vraiment au premier abord.
Les ironiques IG Nobels
Les prix IG Nobels (les "Nobels ignobles", remis par des scientifiques) se sont fait une spécialité de s’en moquer : parmi les études "primées", celle sur les réactions neuronales d’individus croyant voir Jésus dans un toast, ou celle des réactions des rats quand on leur parle japonais à l’envers… "Pour faire progresser une société, il faut laisser une certaine possibilité de liberté au chercheur dans la définition de ses sujets de recherche. C’est notre choix au FNRS, explique son président. Mais chez nous, moins d’une proposition sur trois est acceptée pour un financement. Et les projets sont étudiés par des scientifiques internationaux. Dans un tel contexte, financer un projet farfelu a peu de chances de se produire". Le scientifique poursuit : "C’est aussi facile, pour les IG Nobels, de prendre ce genre de recherches dans la production de centaines de milliers de chercheurs. Ce n’est pas dit non plus que ces études farfelues aient bénéficié d’un financement". Enfin, "le slogan des IG Nobels est ‘les IG Nobels vous font rire et puis réfléchir’, ce qui montre que derrière les apparences, le projet peut aussi parfois être justifié". Exemple : en étudiant les personnes qui croient voir le visage de Jésus dans les taches d’un toast, on étudie aussi la façon dont le cerveau "reconstruit" des images… "Et puis, une recherche dont on ne voit pas l’utilité à première vue peut déboucher sur des applications très concrètes et majeures. C’est toute la particularité de la recherche fondamentale. Ainsi, étudier, en maths, les nombres premiers, permet à présent de crypter les communications téléphoniques."

