Journée internationale du bonheur: Il n’y a pas que l’argent dans la vie
L’Onu a créé en 2012 une Journée internationale du bonheur, le 20 mars. Selon elle, le bonheur et le bien-être devraient être pris en compte dans les objectifs politiques. Le Bhoutan est le seul pays à véritablement s’y essayer. Dossier.
Publié le 19-03-2015 à 18h06 - Mis à jour le 20-03-2015 à 09h42
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/6FY4X3CI3FEM5FVDS5WGQFCUQ4.jpg)
"J’avoue bien que l’argent ne fait pas le bonheur; mais il faut avouer qu’il le facilite beaucoup" , fit écrire Pierre Choderlos de Laclos à la marquise de Merteuil dans "Les liaisons dangereuses". En effet, l’argent peut contribuer au bonheur à titre individuel, non pas en ce qu’il permet d’accumuler des biens matériels, remarque le philosophe français Frédéric Lenoir, auteur de "Du bonheur. Un voyage philosophique", mais parce qu’il permet "de nous faciliter l’existence et de nous aider de surcroît, parfois, à réaliser nos aspirations profondes" .
Cela dit, la plupart des enquêtes sociologiques - mais pas toutes - démontrent aujourd’hui que l’argent ne constitue pas un élément déterminant du bonheur, relève aussi Frédéric Lenoir. "Le taux de satisfaction est sensiblement le même aux Etats-Unis et en Suède qu’au Mexique ou au Ghana, alors que le revenu par habitant de ces pays diverge sur une échelle de un à dix."
Pour l’économiste Edgar Szoc (*), la satisfaction de vie des populations stagne à partir d’un certain niveau de richesse et de confort. "Au-delà de 15 000 dollars par tête - et, en Belgique, nous sommes à 40 000 dollars -, l’augmentation du PIB n’entraîne plus d’augmentation du bien-être" , indique-t-il. "Les besoins essentiels sont satisfaits, comme le logement, la nourriture, l’accès à la santé, etc."
Des inégalités frustrantes
Pourtant, "les politiques publiques sont basées sur l’intuition que le problème est la pauvreté" , alors que ce sont surtout les inégalités de revenus qui nuisent au bien-être d’une société, poursuit l’économiste belge, reprenant la thèse élaborée par Richard G. Wilkinson et Kate Pickett dans "Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous". Ces épidémiologistes ont constaté que l’égalité des conditions de vie avait des effets sanitaires et sociaux positifs sur les pauvres comme sur les riches.
Qui plus est, une trop forte disparité de revenus au sein d’une même société engendre une frustration qui n’aurait lieu d’être dans une société plus égalitaire. "Tu ne seras jamais heureux tant que tu seras torturé par un plus heureux" , affirmait déjà le philosophe stoïcien Sénèque.
"Le lien entre la croissance et les inégalités tient en partie à la légitimité de l’Etat social. Aux Etats-Unis, par exemple, il est de moins en moins légitime, parce que les lobbies ont pris le pouvoir. Les hommes politiques ne peuvent plus décider aujourd’hui" , remarque l’économiste et président du Conseil d’administration de l’ULB Eric De Keuleneer (*).
Il n’empêche que de plus en plus d’intellectuels et leaders d’opinion se penchent sur le développement d’indicateurs alternatifs censés mieux refléter la qualité de la vie, que ce soit dans le cadre des Nations unies, de l’OCDE ou même des instances belges. Le PIB n’est plus considéré comme un indicateur pertinent. Comme le notait Bob Kennedy dans les années 60, "il ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur éducation […], il n’inclut pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages […], il mesure tout sauf ce qui rend la vie digne d’être vécue".
(*) Edgar Szoc et Eric De Keuleneer ont participé à un débat sur la croissance et le bonheur à la Foire du livre de Bruxelles.
Une expérience unique au cœur de l'Himalaya
Il existe un Etat dans le monde qui a entrepris - non pas d’imposer à ses ouailles d’être heureuses, ce serait présomptueux et effrayant - mais de mettre en place les conditions sociétales, environnementales, économiques et culturelles permettant à chacun de poursuivre son aspiration au bonheur. C’est le royaume himalayen du Bhoutan.
"Le bonheur n’est pas une humeur éphémère que vous avez maintenant et que vous n’aurez plus demain. Il s’agit d’un état profond que vous atteignez quand vos besoins intellectuels et physiques sont satisfaits ou que les conditions sociales, écologiques, politiques, culturelles sont en place pour y accéder" , explique l’ancien Premier ministre bhoutanais Jigme Thinley.
Le concept de "Bonheur national brut" a été lancé dans le pays en 1972, par le Roi de l’époque, qui n’avait alors que 17 ans. Sa politique, qui promeut un développement socio-économique équitable, la bonne gouvernance, la protection de l’environnement et la préservation de la culture, s’est articulée autour de la mise en place d’un indice, il y a quelques années seulement.
"Inutile de favoriser l’accumulation"
"Pour le comprendre de manière imagée" , suggère l’économiste et professeur à l’UCL Isabelle Cassiers (*), qui a résidé plusieurs semaines à Thimphu pour y étudier le modèle, "on peut se figurer un plateau de neuf coupes" : le bien-être psychologique, le niveau de vie, la bonne gouvernance, la santé, l’éducation, la vitalité de la communauté, la diversité culturelle, l’utilisation du temps et la diversité écologique. Pour chaque dimension, un seuil de suffisance est établi. "Inutile de favoriser l’accumulation au-delà d’un certain seuil" : disposer de six coupes sur les neuf, chacune raisonnablement remplie, devrait suffire au bonheur - dans le sens d’une vie bonne.
Certes, le pays reste pauvre et connaît les affres de la transition vers le monde moderne. "Ce n’est pas le paradis sur terre", constate le P r Cassiers. "Mais l’éducation et la santé sont gratuites pour tous, les êtres et la nature respectés. Le développement se veut équilibré, entre le matériel et le spirituel. Ce modèle interpelle."
Evidemment, pour un pays comme la Belgique, une telle ambition imposerait de changer de paradigme. "Comme le disait Albert Einstein, on ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés."
"Le Bhoutan est un laboratoire"
Le Dr Tho Ha Vinh est directeur des programmes au Centre pour le Bonheur national brut à Thimphu. Nous l’avons interrogé sur l’expérience bhoutanaise.
Quelle est la vision bhoutanaise du bonheur ?
Le bonheur dont on parle dans le contexte du Bonheur national brut n’est pas le sentiment superficiel passager qui change au cours de la journée à tout moment en fonction de son humeur ou des circonstances extérieures. On parle de quelque chose de beaucoup plus profond, qui a affaire avec une bonne vie, une vie dans laquelle on a le sentiment que ce qu’on fait est porteur de sens et peut contribuer à la société et au monde.
En quoi l’expérience bhoutanaise a-t-elle du sens et comment s’évalue-t-elle ?
Derrière la question du Bonheur national brut, il y a une remise en question de la notion de Produit intérieur brut. On oublie souvent de se poser la question : à quoi sert la croissance économique ? Elle est naturellement utile et nécessaire, pour autant qu’elle serve le bien commun. A partir du moment où l’on est d’accord sur le fait que le progrès matériel est un moyen et que l’objectif visé est le bien-être de tous - des humains mais aussi des autres règnes de la nature puisque nous sommes interdépendants -, on doit s’assurer que les décisions politiques prises, les lois passées, les projets mis en œuvre servent bien ce but. D’où l’idée de créer un indice permettant d’aligner les décisions politiques avec les objectifs poursuivis et de mettre en place des outils de contrôle.
Est-ce la responsabilité de l’Etat de rendre les gens heureux ?
Non, ce serait même terrible ! Le but est de s’assurer que les conditions que l’Etat met en place permettent aux gens de poursuivre leur aspiration au bonheur. L’Etat a la responsabilité sociale de garantir les conditions équitables et bonnes permettant à chacun de voir ses besoins fondamentaux satisfaits, ce qui inclut l’éducation, la santé, le niveau de vie, l’environnement, etc. C’est la dimension bien-être du BNB. Le bonheur en tant que tel dépend, lui, de l’individu, mais on peut agir à travers l’éducation. Il y a des éléments génétiques, mais il y a aussi des éléments de l’ordre de la compétence émotionnelle et sociale. On observe, par exemple, une corrélation entre notre capacité d’empathie et de compassion et notre propre bien-être. Plus quelqu’un est compassionnel, altruiste, plus il est heureux. Si c’est une compétence, cela peut s’apprendre, cela devient donc une responsabilité pédagogique.
L’expérience bhoutanaise est-elle exportable ? Quelles leçons peut-on en tirer ?
Je ne dirais pas qu’elle est exportable mais elle constitue une source d’inspiration. Le Bhoutan n’est pas si important que cela, en tant que tel. Ce qui l’est, c’est l’expérience d’un modèle alternatif de développement. Il s’agit en quelque sorte d’un laboratoire où les échecs se révèlent aussi importants que les succès. Pensons aux grands défis de notre temps : le changement climatique et le défi écologique. Le Bhoutan se pose en élève modèle : 72 % de son territoire est couvert de forêts, ses émissions de carbone sont négatives et il promet d’être 100 % bio d’ici à 2020. Mais cela a, à peu près, zéro impact global. Le Bhoutan, avec ses 600 000 habitants, est coincé entre l’Inde et la Chine qui ont chacune plus d’un milliard d’habitants. La question n’est pas de savoir si le Bonheur national brut va réussir au Bhoutan; s’il s’arrêtait demain, ce serait très dommage pour les Bhoutanais, mais cela ne changerait rien pour le monde. La question est de savoir si ses réflexions autour d’un autre modèle de développement, d’économie, de valeurs permettront à d’autres pays de réfléchir différemment.
Est-ce déjà le cas, selon vous ?
Il y a dix ou quinze ans, parler de bonheur à l’Onu ou dans un forum international aurait été considéré comme ridicule. Cela ne l’est plus aujourd’hui. C’est un peu miraculeux qu’un aussi petit pays que le Bhoutan ait un tel impact. Une résolution, "Towards Happiness and Wellbeing", a été adoptée à l’Onu en 2011 et plusieurs pays réfléchissent à des indicateurs alternatifs, comme la France ou le Royaume-Uni. Cela a initié une réflexion globale, qui dépasse la fracture gauche-droite, et tout l’enjeu est de savoir si elle va avoir un impact suffisant pour nous permettre de changer d’orientation à temps. Il y a urgence.