À 53 ans, Lina se voit infliger le diagnostic : Alzheimer
La maladie d'Alzheimer peut aussi se déclarer à un âge précoce. Cela semble arriver de plus en plus souvent. C'est le cas de Lina, 53 ans, que nous avons rencontrée. Deuxième volet de notre série "Au coeur d'Alzheimer".
Publié le 06-07-2015 à 16h00 - Mis à jour le 07-07-2015 à 14h10
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Et alors, comment ça va Lina ?" , interroge doucement Laurence, l’infirmière venue rendre la dernière des huit visites à domicile prévues dans le projet "Protocole 3" (voir par ailleurs). Les bras croisés sur la table, le dos légèrement voûté, le regard vide, Venera - qui se fait appeler Lina - hausse les épaules : "Pfff, ça ne s’arrange pas. On prend son mal en patience… De toute façon, on ne peut rien y faire…"
Derrière ses lunettes, les larmes lui montent aux yeux. Aussitôt Marie, sa compagne de route depuis une quinzaine d’années, se lève et vient enlacer sa Lina adorée, à qui l’on a annoncé, il y a trois ans, l’invraisemblable verdict : maladie d’Alzheimer. Elle avait alors 53 ans. "Faut pas faire pleurer ma Minouchette", lance Marie, qui étreint amoureusement sa Mimi, l’un des nombreux surnoms affectueux donnés à sa tendre moitié. Puis, histoire de ne pas sombrer dans le plus triste, la compagne d’infortune reprend la parole qu’elle a généreuse. "Nous avons témoigné à un très intéressant colloque Alzheimer , raconte-t-elle. J’ai expliqué ce qui a décliné chez Lina. Nous avons raconté que c’était un parcours semé d’embûches mais qu’il y a moyen de rester acteur de sa vie. T’as même fait rire les gens, hein, mon p’tit clown ?" Ce à quoi Lina rétorque, sur un ton résigné : "Oui, tant qu’à faire…"
"Et au niveau du quotidien, comment cela se passe ?", intervient l’infirmière. "Un jour ça va, l’autre pas , répond Marie... C e qui me pèse le plus, c’est l’incompréhension des autres. La grande solitude. Les gens se cassent, faut pas croire. J’ai l’impression qu’on s’isole de plus en plus, qu’on se coupe du monde. On me reproche de trop couver Lina. Quand on la voit, comme ça, on a l’impression que tout va bien. Ben non, elle ne sait plus se laver les cheveux, par exemple."
Le déclin en direct
Lina baisse les yeux, comme gênée d’entendre son histoire, d’assister en direct et en pleine conscience encore à son propre déclin. Elle est "philosophe", dit-on, mais lucide aussi. Cette fois, ce n’est pas elle, mais Maria qui a oublié de nous proposer à boire. L’aidante proche - comme on dit - s’excuse et nous demande ce que l’on désire. Lina se lève pour nous servir et se dirige vers une armoire, à gauche. Marie l’observe du coin de l’œil. "Non Bilou, dans le frigo,… A droite. Vous voyez, c’est tout le temps comme ça."
Marie a besoin de parler, besoin d’être écoutée. Et c’est précisément l’objet de cette visite à domicile : écoute et conseils spécialisés dans le milieu de vie. Le projet "Protocole 3" vise "à favoriser le maintien à domicile, la préservation de l’autonomie et la qualité de vie du patient et de son aidant".
A présent, c’est à la patiente que s’adresse l’infirmière de l’ASBL Arémis, spécialisée dans l’hospitalisation et les prises en charge à domicile. "La fracture au poignet, ça va ?", demande-t-elle. "La quoi ? Quelle fracture ?", répond Lina en faisant tourner son poignet comme si de rien n’était. Son sourire malicieux fait vite comprendre que, cette fois, elle se moque de nous. Lina se souvient fort bien d’avoir eu une fracture et nous montre la petite cicatrice, seul vestige restant de l’intervention.
Tristesse et humour
Car la jeune malade Alzheimer, autrefois "femme active", et notamment guide à l’Atomium et au tour de ville à Bruxelles, aime encore plaisanter, malgré sa grande tristesse.
Et il y a de quoi. Manifestement, Lina est consciente de son état, mais aussi du désarroi de Marie. Avec sans doute un certain sentiment de culpabilité de devoir imposer cette "saloperie de maladie" à sa chère compagne de vie.
"Et toi, Marie, comment réagis-tu ?", interroge encore Laurence. "Ça me désespère. Maintenant, il y a des problèmes d’associations de mots. Je lui montre le verre, avec le doigt, là… Et elle regarde ailleurs. Qu’elle ne sache plus ce qu’est un tiroir, ce que ça peut m’énerver… Je m’en veux énormément, quand je m’énerve. Elle a aussi beaucoup de mal avec les prépositions : dans, sur,… J’ai mis un pense-bête là, sur le mur, avec tous les numéros de téléphone importants. Quand on doit sortir, je prévois vingt minutes supplémentaires pour se mettre en route. La vie n’est pas simple."
Cela ne m’embête pas, c’est la vérité
Laurence écoute le flot de paroles que déverse sans détour Marie en présence de son aimée, puis l’infirmière se tourne vers Lina : "Ce que dit Marie, cela t’embête ?" "Non, ça ne m’embête pas. C’est la vérité", se contente-t-elle de répondre, tête baissée.
Mais la vie continue… "On voyage, parce qu’on adore. On va d’ailleurs aller trois jours à Amsterdam, la semaine prochaine, hein, ma Louloutte ?" A part voyager, Lina nous dit encore aimer marcher, lire le journal, faire des mots fléchés… "Que je corrige…", s’empresse de rajouter en souriant Marie, avant de poursuivre : "Elle fait parfois des choses bizarres. Le dissolvant, par exemple, je l’ai retrouvé dans la toilette. Lina, ça sert à quoi du dissolvant dans la toilette, tu peux me dire ?" "A innover", répond du tac au tac, sourire malicieux en coin, Mimi, alias Minouchette et Bilouloutte, qui n’a au moins pas perdu son sens de la répartie.
Laurence, infirmière, en visite à domicile
Infirmière auprès de l’association Arémis, spécialisée dans les hospitalisations et les prises en charge à domicile, et coordinatrice de "Protocole 3", Laurence a rendez-vous ce jour-là, chez Marie et sa compagne Lina, âgée de 56 ans et diagnostiquée Alzheimer il y a trois ans. Dans leur appartement de Ganshoren, le couple reçoit pour la huitième - et en principe ultime - fois l’infirmière, dans le cadre du projet "Protocole 3", qui prévoit une visite mensuelle (voir encadré).
L’idée est d’accompagner les patients et les aidants, en étant à leur écoute et en donnant des conseils pratiques dans leur cadre de vie, pour favoriser leur bien-être à domicile. Cela, sur une période de huit mois qui permet de suivre leur évolution. Ces visites sont organisées en parallèle avec la douzaine de séances de psychoéducation pour l’aidant et d’art-thérapie pour le patient, qui se déroulent aux Jardins de la mémoire située à proximité de l’hôpital Erasme à Anderlecht ("LLB" du 6/7).
Alors que les séances de psychoéducation sont intéressantes notamment pour l’aspect "groupe de parole", "les visites à domicile sont l’occasion d’aborder des sujets de manière plus personnalisée , nous dit l’infirmière. Elles permettent à l’aidant de s’arrêter sur une situation particulière, et à nous d’évaluer l’état général et éventuellement anticiper l’évolution, mettre en place des solutions. Ou encore aider dans des démarches administratives à suivre. C’est du relationnel; nous n’avons pas de solution miracle".
Les visites et les rapports se suivent…
Lors de sa première visite, en octobre 2014, chez Lina et Marie, l’infirmière avait constaté que l’aidante n’avait pas d’attente particulière et qu’elle semblait alors "gérer la situation", même si la crainte d’un jour ne plus être aux côtés de sa compagne pour l’assister était bien présente. Quant à la patiente, celle-ci ne souhaitait à l’époque pas retourner aux ateliers d’art-thérapie, qu’elle jugeait inintéressants et peu adaptés à sa situation.
Les visites se suivent et les rapports aussi, avec l’évolution de l’état de santé, physique et psychique, des besoins, des demandes, des mesures mises en place (passage infirmier, aide ménagère,…) Un jour, on sent l’aidante épuisée, parce que la patiente a perdu ses documents d’identité à trois reprises en un an…
"Nous sommes là pour aider les aidants afin qu’ils puissent maintenir leurs proches le plus longtemps possible à domicile, même si nous essayons aussi de leur faire prendre conscience que chacun a ses limites, sans qu’il y ait culpabilité, ou disons le moins possible, nous dit encore Laurence. Nous sommes aussi à l’écoute des patients et lorsqu’ils sont jeunes, comme Lina, ou au début de la maladie, on arrive encore à discuter et à avoir leur ressenti. Chez Lina, par exemple, on sent de la tristesse car elle sait que sa compagne est épuisée. Et elle ne veut pas lui imposer ça. Si les uns sont lucides, d’autres ont une perception assez éloignée de leur maladie. Ils ont l’impression que tout va bien alors qu’ils sont parfois déjà très loin" .
Pour les patients et leurs aidants proches
Le projet "Protocole 3" , élaboré par des professionnels de santé (neurologues, psychologues, art-thérapeutes, infirmiers…), consiste en soins alternatifs aux personnes atteintes d’Alzheimer ou d’une maladie apparentée et soutien des aidants proches. Etendue aux 19 communes de la Région Bruxelles-Capitale, cette expérimentation est financée par l’Inami et totalement gratuite pour les patients et les aidants. L’inclusion du patient et de son aidant dans le programme a lieu après diagnostic de la maladie, et sur prescription médicale émanant du médecin spécialiste ou du généraliste pour une durée de huit mois. Le projet vise à favoriser le maintien à domicile, la préservation de l’autonomie et la qualité de vie de son aidant, en agissant sur deux volets : la psychoéducation de l’aidant proche et l’intervention multidisciplinaire et personnalisée au domicile du patient.