"On peut être ‘addict’ à presque tout; c’est à l’infini…"
S’il n’a personnellement jamais eu à traiter des "addicts" de la bronzette, le Dr Vincent Lustygier, psychiatre, chef de clinique à l’Hôpital Brugmann dans le secteur addictologie, nous fait remarquer que la "tanorexie" correspond très clairement au contexte global des addictions. Entretien.
Publié le 30-08-2015 à 18h52 - Mis à jour le 31-08-2015 à 18h59
Ils et elles ne peuvent plus s’en passer. Bronzer, tant et plus. Sur la plage, au bord de la piscine, dans des cabines, même dans les pays ensoleillés toute l’année. Ils disent ne pas vouloir perdre leur teint toujours plus hâlé, tanné, grillé, cramé, quel que soit le jour de l’année. Ils ne se trouvent jamais assez bruns. Se veulent carrément noirs. Au point de mettre leur santé en danger. Et ils le savent; certains continuent de se faire rôtir au soleil alors qu’ils développent un cancer de la peau. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. C’est plus fort qu’eux.
Comme d’autres à l’alcool, au tabac, à la drogue, au chocolat, au jeu, à Internet, aux achats compulsifs, au sexe… ils sont addicts à la bronzette. On les appelle les "tanorexiques". "Comme les anorexiques qui se trouvent toujours trop gros, ce sont des personnes qui ne se sentent jamais suffisamment bronzées", explique Jose Carlos Moreno, de l’Académie espagnole de dermatologie.
Des symptômes similaires à ceux des autres dépendances
Dès le réveil, ils n’ont que cette envie : bronzer. Obnubilés, qu’ils sont par la couleur de leur peau. Jamais satisfaits. Toujours à la recherche de doses plus fortes, anxieux à l’idée de "débronzer", agacés face aux remarques de l’entourage… Autant de symptômes similaires à ceux qui sont observés dans bien d’autres dépendances.
"Il n’y a pas que le paraître qui pousse les gens à bronzer, il y a aussi le bien-être", assure Steve Feldman, dermatologue à l’Université Wake Forest en Caroline du Sud. D’après lui, il n’y a pas de doute, pour certaines personnes, les rayons UV sont comme une drogue. "Le soleil stimule la production de mélanine, pigment qui colore la peau, et ce phénomène libère des endorphines, explique-t-il, ces hormones proches de la morphine donnant une sensation de bien-être et apaisant la douleur."
Sous le soleil, des cabines UV…
Alors que Madrid compte 2 749 heures d’ensoleillement par an, soit le double de Londres, Macarena Garcia, étudiante, ne peut s’empêcher de s’exposer aux rayons UV, malgré la désapprobation de son entourage. En Espagne, où l’on diagnostique environ 3 600 cas de mélanomes par an, "les cabines de bronzage pullulent, aussi bien sous forme de centres que de services complémentaires dans des instituts de beauté ou des salles de sport", s’inquiète le Dr Moreno. Pour autant, "la population consulte de plus en plus tôt" grâce aux campagnes d’information.
Mais lorsque la bronzette a viré à l’addiction, les campagnes de sensibilisation ont beau faire, elles ne pourront pas grand-chose pour raisonner les personnes dépendantes et aider dans leur entreprise de sevrage. Certains suggèrent de placarder dans les centres de bronzage des mises en garde semblables aux avertissements qui figurent sur les paquets de tabac. Dans le genre "les rayons UV tuent".
Aux Etats-Unis où les cabines de bronzage font l’objet d’un avertissement renforcé depuis 2014 et sont, dans certains Etats, interdites aux moins de 18 ans, les chercheurs suggèrent la création de groupes de soutien, à l’instar des alcooliques anonymes, et tentent de substituer au bronzage des alternatives relaxantes telles que le massage ou le yoga. L. D. (Avec AFP)
Tout le monde ne devient pas addict à un comportement
S’il n’a personnellement jamais eu à traiter des "addicts" de la bronzette, le Dr Vincent Lustygier, psychiatre, chef de clinique à l’Hôpital Brugmann dans le secteur addictologie, nous fait remarquer que la "tanorexie" correspond très clairement au contexte global des addictions.
Quels sont les divers types d’addictions ?
On distingue généralement deux types. D’une part, il y a les addictions à des produits, des substances psychotropes. Et déjà, là, le champ s’avère extrêmement large : benzodiazépines, drogues psychotropes, de la nicotine à la cocaïne en passant par l’héroïne… De ces produits, on sait à présent qu’ils agissent tous au même endroit, en l’occurrence dans la même zone du cerveau que l’on appelle le circuit de la récompense. D’autre part, les mêmes structures neurophysiques peuvent aussi être stimulées par des comportements.
Existe-t-il des conditions de vulnérabilité pour devenir addict à des comportements ?
Bien sûr, tout le monde ne devient pas addict à un comportement. Celui-ci doit en effet d’abord s’inscrire dans l’histoire personnelle. Il faut en effet que la récompense obtenue par le comportement ait une valorisation excessive par rapport à ce qu’elle pourrait ou devrait être, simplement parce que la personne a un contexte psychologique personnel qui favorise l’excès de récompense.
En plus de ces conditions psychologiques, il y a probablement aussi des conditions génétiques. Tout le monde n’a pas la même vulnérabilité à l’addiction ou à la dépendance. Certaines personnes vont tomber plus facilement "addicts" que d’autres alors qu’elles auraient les mêmes comportements et les mêmes prises de risque par rapport à des produits psychotropes ou à des comportements à risque. Il y a vraiment des familles de personnes addictives. Tout ceci s’inscrit dans le circuit neurologique qui est stimulé.
Que se passe-t-il précisément au niveau de la stimulation neurologique ?
Chez ces personnes, cette stimulation se fait de façon anormale. Dans une situation qui procure un certain plaisir ou une excitation, le circuit de la récompense va être stimulé et produire de la dopamine, laquelle se matérialisera sous forme d’un plaisir repenti. Ensuite, ce pic de plaisir va être mémorisé de façon contextuelle. Lieu, endroit, personnes, couleurs, odeurs de ce moment précis de plaisir vont être mémorisés. Cette mémoire va jouer dans la contextualisation de la redécouverte de plaisirs ultérieurs. Informé des souvenirs en mémoire, une troisième partie du circuit, le cerveau stratégique l’on appelle le cortex préfrontal, va essayer, lorsque des éléments de ces souvenirs en mémoire se reproduisent, d’anticiper du plaisir.
Prenons l’exemple du "tanorexique"…
A un moment donné, la personne rencontre un comportement, ici le fait de bronzer, et y trouve du plaisir. On peut tout à fait imaginer qu’une personne qui n’a pas trop confiance en elle, qui pense qu’être bronzé, c’est être beau, et qu’être beau, c’est être regardé, admiré, valorisé par les autres, va forcément avoir une récompense de ce fait. De la dopamine, donc du plaisir. Et, si c’est puissant, si elle a la vulnérabilité biologique à développer ce genre d’addiction, si elle a la fréquence itérative des comportements répétés, elle va devenir "addict" au bronzage.
Tous les produits psychotropes stimulent-ils les circuits de la même manière ?
Oui, il y a toujours ces trois mêmes étapes : éprouver du plaisir, le mémoriser et avoir envie de le retrouver. Le problème est que, lorsque les stimulations de ces circuits sont excessives, ils se dérèglent. Et le plaisir éprouvé devient de plus en plus grand au fur et à mesure que l’on consomme. A un moment donné, le plaisir éprouvé va devenir tellement puissant qu’il disparaîtra au profit de l’incitation. Il n’en restera en effet plus que la composante incitative. Ainsi, l’alcoolique n’a plus de plaisir à consommer son produit, mais il ne peut pas s’empêcher de le faire car l’incitation cérébrale à consommer est d’une puissance totale.
Devenir "addict", c’est donc…
C’est quand, à un moment donné, une substance ou un comportement va se transformer et devenir tellement puissamment incitatif que la personne va recommencer à l’infini son comportement, indépendamment de sa volonté et avec des conséquences sur sa santé qu’il n’est pas sans ignorer. Au stade de l’addiction, l’incitation est tellement puissante qu’il n’y a plus que de la subjectivité impulsive à consommer. Il ne sert donc à rien de faire des catégories. On peut trouver des gens "addicts" à presque tout : gsm, réseaux sociaux, jeux vidéo, voitures, vêtements, nourriture, séduction… c’est sans fin. Ce qui est important de comprendre, c’est qu’il s’agit d’un dérèglement de l’usage du circuit dont la personne trouve une valorisation ou une signification à des problèmes personnels.