Le casse-tête du glyphosate: une bataille scientifique, économique et idéologique
Les Etats membres de l'UE doivent décider de prolonger ou non l'homologation de la substance active du Roundup. Un produit suspecté d'être cancérogène. Mais les scientifiques s'étripent sur la question. Entretien.
Publié le 19-05-2016 à 13h27 - Mis à jour le 19-05-2016 à 14h14
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Glyphosatera ou glyphosatera pas ? Incapables de trancher la question au début du mois de mars, les experts des vingt-huit Etats membres de l’UE sont à nouveau réunis ces mercredi et jeudi pour se repencher sur le renouvellement de l’homologation de la substance active de l’herbicide Roundup. Le temps presse car l’autorisation de commercialisation accordée au glyphosate en Europe arrive à échéance le 30 juin.
Pour rappel, la Commission européenne envisageait initialement une reconduction pour une durée de 15 ans. Mais, face aux lourds soupçons qui pèsent sur l’innocuité de ce produit et à l’inquiétude grandissante dans l’opinion publique, ce scénario s’est heurté au refus de plusieurs capitales et à l’hostilité du Parlement européen. Pour les eurodéputés, cette nouvelle approbation devrait se limiter à une période de sept ans assortie de restrictions (limitation aux usages professionnels…).
La dernière proposition en date déposée par l’exécutif bruxellois place la barre à neuf ans, selon un document de travail révélé par Greenpeace. Elle prévoit en outre de bannir un coformulant utilisé pour accroître l’efficacité du glyphosate. "Des évaluations scientifiques supplémentaires sont également attendues dans le futur, notamment celle qui est menée par l’Agence européenne des produits chimiques. Si cela s’avère nécessaire, on révisera la décision d’homologation", souligne de son côté un porte-parole de la Commission. Des garanties qui sont loin de satisfaire les opposants.
Des controverses scientifiques en série
C’est que la polémique fait rage autour de l’herbicide vedette commercialisé par la firme Monsanto depuis 1974. Des controverses scientifiques qui se sont particulièrement enflammées ces derniers mois.
Il y a un peu plus d’un an, la décision du centre de recherche sur le cancer de l’Organisation mondiale de la santé (le Circ) de classer le glyphosate en tant que "cancérogène probable" pour les humains avait fait l’effet d’un coup de tonnerre. Loin de clore les discussions, cette annonce a, au contraire, enclenché un bras de fer musclé avec l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) quand celle-ci a présenté, huit mois plus tard, des conclusions allant à rebours de celles du Circ, en se basant plus particulièrement sur une évaluation réalisée par l’Institut fédéral allemand pour l’évaluation des risques (le BFR). Des divergences de vues qui ont donné lieu à des accusations croisées de conflit d’intérêts. Un scientifique renommé consulté par le Circ fut ainsi accusé d’être un militant écologiste, tandis que le BFR se voit pointé du doigt en raison de l’implication d’experts directement liés aux industriels.
Comme si cela ne suffisait pas, un nouvel avis rendu ce lundi par un autre comité d’étude également lié à l’OMS (le Joint Meeting on Pesticides Residues) est venu troubler un peu plus les choses en affirmant qu’il est peu probable que le glyphosate pose un risque cancérogène pour les humains… du moins par le biais de l’alimentation. La nuance a son importance puisqu’elle ne prend pas en compte les autres formes d’exposition. En clair, si le JMPR n’exclut pas formellement la toxicité de cette substance, il considère que le niveau d’exposition par voie alimentaire ne pose pas de risque pour les populations. Là encore, les mises en cause n’ont pas tardé, deux scientifiques qui ont piloté ce groupe de travail se voyant reprocher leurs liens avec un institut financé par Monsanto.
Pour les opposants, une telle incertitude ne peut déboucher que sur l’application pure et simple du principe de précaution, eu égard au risque potentiel pour la santé publique. D’autant plus que le glyphosate est également suspecté de perturber le système endocrinien. Les industriels, pour leur part, continuent à camper sur l’absence de nocivité de cette substance, arguant que les alternatives s’avéreraient au final plus nuisibles. Si le glyphosate est ciblé à ce point par les milieux écologistes, avancent certains, c’est aussi parce que le désherbant est étroitement lié à la diffusion de cultures OGM.
Tombé dans le domaine public il y a une dizaine d’années, le glyphosate est largement utilisé par les agriculteurs de l’UE. Aujourd’hui fabriqué par une quinzaine de firmes en Europe, il entre dans la composition de plusieurs dizaines de produits.
"Vu la divergence des avis, appliquons le principe de précaution"
L’ingénieur agronome Bruno Schiffers est responsable du laboratoire de phytopharmacie au sein de l’unité "Analyse qualité risque" de Gembloux Agro-Bio Tech.
La guerre entre lobby de l’agriculture et organisations environnementales s’est transformée en guerre entre scientifiques. Que cela vous inspire-t-il ?
L’évaluation des risques n’est pas une science exacte, elle dépend avant tout de l’opinion d’experts. Et ici, c’est cela qui est au cœur du débat : c’est une bataille entre comités d’experts et la façon dont ils travaillent. Que ce soit à l’Efsa (Autorité européenne de sécurité des aliments) ou au Circ (centre de recherche sur le cancer de l’OMS), ce sont des gens très compétents scientifiquement. Mais il y a de grosses divergences à trois niveaux : qui sont ces experts, leur méthodologie, et la façon dont ils rendent les conclusions (lire ci-contre).
Il y a un grand complot de l’industrie pour influer sur les décisions autorisant ou non ce produit ? Quand on sait que le marché du glyphosate pèse des milliards de dollars…
Non, je n’y vois pas un "grand complot" car chaque instance a agi indépendamment et selon les règles qui lui sont propres. Mais on peut se poser cette question : faire intervenir l’industrie parmi les scientifiques au sein des comités nationaux, donner un tel poids aux études réalisées par l’industrie (lire ci-contre), est-ce que c’est un gage de sérieux, d’indépendance de l’Efsa ? Ne faut-il pas revoir cette façon de travailler ? Pour moi, les deux comités scientifiques travaillent sérieusement, mais dans le cas présent, je trouve qu’il y a matière à appliquer le principe de précaution.
Ce principe s’applique ici ?
Le principe de précaution s’applique dans trois conditions précises. Un : y-a-t-il un effet négatif potentiel bien identifié ? On a suffisamment d’études retenues par le Circ qui montrent cela, et sur la base des publications consultées je pense que c’est le cas. Deux : les données scientifiques ont-elles été examinées de manière étendue par les experts ? C’est bien le cas. Dernière question : au terme de ces examens, reste-il des incertitudes ? Vu la divergence des avis, c’est aussi le cas. Il faudrait donc demander de nouvelles études avec des cohortes suffisantes et sur un temps suffisamment long, afin de compléter les études pour voir quel est le réel effet sur l’humain. En outre, pour moi, il ne fait aucun doute que, sauf décision politique, le glyphosate sera réautorisé. Il faudra donc être prudent sur les conditions d’utilisation du produit dans le cadre de sa réautorisation.
Que peut faire la Belgique ? Quid d’une interdiction totale du glyphosate ?
L’autorisation des produits dépend du niveau fédéral. La Belgique ne peut pas interdire le produit, si ses propres experts à l’Efsa se sont prononcés pour l’autorisation du glyphosate ! Mais on peut en limiter l’usage, pour les amateurs, et restreindre l’emploi à certains usages pour les agriculteurs (ceux-ci peuvent se passer d’herbicide, même si cela demande plus de mécanisation, d’énergie et de temps). Et notre pays peut interdire certains adjuvants qui ont été déclarés toxiques quand ils sont utilisés avec le glyphosate.
Quel conseil donner au consommateur ?
A part ne pas utiliser ce produit, le consommateur ne peut rien faire. Ne pas l’acheter est la plus sage décision, car nos tests montrent que, même prêts à l’emploi et dilués, il y a toujours des contacts avec la peau. Par ailleurs, les produits qui contiennent du glyphosate ne sont pas utilisés sur les fruits et légumes, car c’est un herbicide total. Pourtant, on trouve du glyphosate dans l’urine des gens. Donc la question des voies d’exposition au glyphosate se pose. Par inhalation ? Dans l’eau ? Sous forme de résidus dans les produits OGM mangés par les animaux ? L’Afsca devrait investiguer.