Georges Lemaître, le Belge qui changea l'histoire de l'Univers
Georges Lemaître est au centre d'une série d'événements organisés ces jours-ci à l'Université catholique de Louvain. Décédé il y a 50 ans, ce Carolo a bouleversé notre vision du monde. Physicien et prêtre, il a été à contre-courant des idées de son temps et "inventé" le Big Bang. Portrait.
Publié le 17-10-2016 à 14h26 - Mis à jour le 28-10-2016 à 17h32
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Dans les tranchées de l’Yser, en janvier 1916, il se plongeait dans la lecture des traités de physique mathématique d’Henri Poincaré. Agé d’à peine 22 ans, le soldat Georges Lemaître annotait fiévreusement "Electricité et optique" de l’illustre scientifique français. Un moment de grâce pour échapper un instant au cauchemar ambiant. Quelques minutes de distraction pour celui qui dira plus tard : "La recherche est un jeu, n’en faites pas si vous n’aimez pas jouer". Et "jouer à la recherche", Georges Lemaître l’a fait toute sa vie. Le Belge d’origine carolo devint même l’un des plus grands scientifiques du XXe siècle.
Il a bouleversé notre vision du monde
"Il est de l’ordre de Darwin ou Galilée. Il est de ces scientifiques dont la vision du monde a changé notre propre vision du monde, celle du grand public, résume le physicien Jan Govaerts, qui coordonne les événements que l’Université catholique de Louvain (UCL) consacre ces jours-ci à Georges Lemaître. "Comme Darwin a donné une histoire à la vie, Georges Lemaître a donné une histoire à l’Univers. C’est le premier à avoir osé faire cela !" Le scientifique belge, aussi prêtre catholique (lire ci-contre), est le premier à avoir proposé l’idée que l’Univers n’est pas un objet qui reste immuable dans le temps, mais qui a sa propre histoire. Et cette histoire, c’est celle d’une expansion. Les distances entre les objets (planètes, galaxies…) augmentent avec le temps. Il faudra attendre des décennies - 1965 et puis 1998 - pour le vérifier expérimentalement mais Lemaître en est déjà convaincu dans les années 20.
Un seul point d’origine pour l’Univers
Il fait même un pas plus loin, ébouriffant : si l’Univers est en expansion, c’est qu’il a été auparavant plus condensé. En "rembobinant le film" de l’expansion, on arrive donc forcément au début de cette expansion, à un moment où l’Univers est dans un état très dense qu’il appelle l’atome primitif. Un seul point d’origine dans lequel se concentre potentiellement tout l’Univers.
Georges Lemaître a alors à peine 33 ans et beaucoup le considèrent totalement à côté de la plaque. Y compris les géants de la science de l’époque, comme Einstein, qui dit : "Vos mathématiques sont superbes, mais votre physique est abominable". Einstein croyait à cette époque, comme tout le monde, à la stabilité de l’Univers. Il avouera bien plus tard son erreur. Quant au physicien Fred Hoyle, grand tenant lui ausi d’un Univers immuable, il se moqua à la radio de la théorie de l’atome primitif, le qualifiant de "Big Bang". Le sarcasme se muera en concept, désormais utilisé par les scientifiques. Cette idée de l’atome primitif et du Big Bang, "c’est une intuition géniale’, juge le biographe de Lemaître, Dominique Lambert (UNamur et UCL). "Georges Lemaître avait vraiment cette capacité de penser hors des rails. Il avait une très grande liberté d’esprit. Einstein lui dit qu’il n’est pas d’accord avec sa théorie, et lui, il tient bon. Il était visionnaire, avec des intuitions fulgurantes, mais avec une grande capacité de travail et une profondeur d’analyse."
La relativité d’Einstein en autodidacte
Détails révélateurs ? Il termine ses secondaires avant 16 ans, et plus tard, alors qu’il est au séminaire, le Cardinal Mercier l’autorise à étudier la physique en parallèle - ces deux "vocations" ne se mêleront jamais - car le prélat a repéré le talent de son séminariste. Le jeune Georges se plonge alors dans la toute récente théorie de la relativité d’Einstein. Qu’il apprend tout seul, en "autodidacte"…
Ces capacités, Jean Valembois a pu les observer en direct, lorsqu’il était l’assistant de Georges Lemaître à l’Université de Louvain dans les années 50 et 60. "Il était d’une intelligence très hors-norme, qui ne se laissait pas prendre par les traditions, les dogmes, les habitudes... C’était un esprit très rapide, et recherchant toutes les astuces pour arriver à un calcul rapide. Il faut dire que les astronomes font des calculs avec des très grands chiffres. Vous ou moi, on apprend par cœur les tables de multiplication en primaire. Mais lui, il pouvait donner directement le résultat avec des nombres à deux chiffres. Je me souviens aussi du jour où j’avais été le trouver car je bloquais sur un calcul. Il me répond : ‘ Ah, c’est rien, ça c’est facile : on prend l’hypothèse la plus simple, on tâche de trouver une solution là-dedans, et par après, on cherche les solutions autour de celle déjà trouvée ! ’ Il voulait arriver vite, ne pas s’encombrer, avancer. Il était habité par ses recherches, mais pas austère. Il était connu pour son rire, un rire truculent. C’était quelqu’un de jovial, de gentil. Il rassemblait les collègues autour du thé à 5 heures et on discutait. Une tradition qu’il avait ramenée de ses séjours à Cambridge."
Petite visite chez Hubble
Car Lemaître fut un grand voyageur. Et c’est entre autres ce qui mènera à sa découverte du Big Bang. Très jeune, il rencontre les plus grands scientifiques et visite les labos de pointe de l’époque. Par exemple, le nouvel observatoire du Mont Wilson, en Californie, celui de l’astronome Hubble. Là, il apprend que la plupart des objets célestes observés ont une couleur décalée vers le rouge, ce qui signifie qu’ils s’éloignent. En mêlant cette information à ses fines connaissances de la relativité d’Einstein, il en arrive à l’idée d’un Univers en expansion. "Pour moi, c’est vraiment un ‘savanturier’, un savant-aventurier",assure Liliane Moens, qui s’occupe des archives Georges Lemaître à l’UCL. "Il a beaucoup voyagé mais il avait aussi cette curiosité, cette capacité de se passionner pour de nouvelles choses, tout le temps. L’informatique et le calcul numérique, par exemple", dit-elle, montrant une sorte d’énorme machine à écrire, exposée dans les Halles de Louvain-la-Neuve. C’est le premier ordinateur que l’Université ait eu, et c’est Georges Lemaître qui l’a acquis. Et il avait plein d’autres centres d’intérêt : il était passionné par Molière, il en faisait même des conférences. Il jouait aussi de la musique…" Le célèbre astronome Hubert Reeves raconte d’ailleurs avoir demandé à rencontrer Georges Lemaître. Mais celui-ci lui avait proposé, au lieu de parler science, de… jouer du piano. Ce qu’ils ont fait !
Trop modeste pour avoir des disciples
"Ce qui est particulier avec lui, c’est qu’il n’a pas créé d' 'école’ au sein de l’Université, comme cela arrive pourtant souvent avec de grandes personnalités", s’étonne son petit-neveu Vincent Lemaître, lui aussi physicien à l’UCL. "Est-ce que c’était sa modestie naturelle ? Est-ce que ses collègues n’étaient pas prêts, car le domaine était trop nouveau ? Je l’ignore. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à présent il y a un labo de physique à l’UCL, où je travaille, où l’infiniment grand et l’infiniment petit se parlent. Cela rejoint les questions que Lemaître se posait. Il aurait été très heureux de cela."
On ne voit pas Dieu au fond d’un télescope
Vocation. Prêtre et astronome à l’origine d’une théorie révolutionnaire ? Même le "New York Times", en 1933, s’en étonne. Mais pour Lemaître, ses deux "vocations" était bien séparées. Pour lui, on ne voit pas Dieu au fond d’un télescope :"J’ai trop de respect pour Dieu pour en faire une hypothèse scientifique", disait-il. Les témoins s’accordent : Lemaître, qui disait sa messe chaque matin avant d’aller au labo, avait une foi profonde. "Il disait: ‘ La science et la foi sont deux chemins vers la vérité ’", note le Pr Lambert. Deux types de questions existentielles aussi, celles sur l’Univers, avec la réponse des observations empiriques, celles du sens, avec la foi. Il refusait tout concordisme (trouver une concordance entre textes religieux et la science). Quand le pape Pie XII avait relié le Big Bang à la Création et à l’existence de Dieu, Lemaître lui avait demandé d’arrêter. L’explosion du Big Bang peut faire songer au "Fiat Lux" de la Genèse, mais pour le Pr Lambert, Lemaître ne s’en est pas inspiré, même inconsciemment. "C’est le résultat de ses calculs sur l’expansion de l’Univers".