"Corriger l'ADN comme on corrige un texte": Rencontre avec une biologiste à l'origine d'une technique révolutionnaire mais controversée
Publié le 20-04-2018 à 12h58 - Mis à jour le 07-10-2020 à 12h24
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L’UCL a remis jeudi le titre de docteur honoris causa à la biologiste française Emmanuelle Charpentier. Elle est à l’origine de la technique révolutionnaire, mais controversée, des "ciseaux génétiques". Les premiers essais européens sur patients devraient avoir lieu en 2018. Rencontre Sophie Devillers
Le couteau suisse de la génétique, les ciseaux moléculaires ou encore le couper-coller de l’ADN, voici quelques-uns des surnoms donnés à la technique découverte en 2012 par la Française Emmanuelle Charpentier, avec l’aide de l’Américaine Jennifer Doudna. Pour sa part, la microbiologiste française de 49 ans nous décrit Crispr-Cas 9 (sa dénomination scientifique) comme une sorte d’édition génétique : "C’est un peu l’idée d’avoir un texte qui serait notre ADN, et d’avoir un outil qui corrige les erreurs de ce texte. On remplace des mots par d’autres mots. Cet outil édite le génome comme on pourrait éditer un texte. A l’origine, la technologie est un mécanisme des bactéries qui permet de se défendre contre les génomes, par exemple de virus, qui envahissent celles-ci (lire par ailleurs)."
Efficace, peu coûteux, simple
Le mécanisme décrit par les deux scientifiques dans "Science" en 2012 a été qualifié d’"innovation majeure du XXIe siècle en biotechnologie". Moins spectaculairement, mais fièrement, Emmanuelle Charpentier, qui croule depuis sous les récompenses - on la cite même pour le Nobel -, la décrit comme une "breaktrough", une "technologie transformatrice". L’utilisation première, continue-t-elle, c’est la recherche et le développement. "Les biologistes avaient besoin d’un outil précis pour modifier le génome. Parmi toutes les technologies qui existent pour cela, Crispr-Cas 9 est apparu comme un outil particulièrement versatile, efficace, peu coûteux, simple à designer. Ça donne surtout la possibilité de modifier le génome des cellules humaines, de façon précise, ce qui n’était pas forcément très évident avant. Ensuite, il y a les applications bien plus spécifiques, au niveau médical. Par exemple, utiliser la technologie comme ‘médicament du génome’, liant l’édition du génome avec la thérapie cellulaire, pour pouvoir traiter les maladies génétiques humaines." Son rêve le plus fou : que l’outil parvienne à traiter le plus grand nombre de maladies possible. En attendant, sa société Crispr Therapeutics s’apprête à réaliser ce qui seraient les premiers essais cliniques sur patients humains en Europe avec le Crispr-Cas 9 (lire par ailleurs).
Cette tentative de guérison d’une maladie du sang n’est que l’une des innombrables applications des ciseaux génétiques : on a ainsi conçu des vaches sans cornes et on travaille sur des moustiques stériles, mais on a aussi modifié l’ADN d’embryons humains.

Controverse éthique, crainte d’eugénisme
Les ciseaux génétiques ont d’ailleurs créé une controverse éthique et certains scientifiques ont même demandé un moratoire sur l’utilisation, évoquant les risques d’eugénisme. "Il y a des usages qui sont très intéressants !, répond Emmanuelle Charpentier. Des vaches sans cornes, c’est intéressant, ça permet aux vaches de moins souffrir. Une autre utilisation intéressante, c’est dans l’agriculture (lire par ailleurs) . Maintenant, il y a le côté délicat, problématique au niveau éthique, et qui est l’utilisation des cellules humaines qui se reproduisent. Je trouve intéressant néanmoins que la technologie puisse ouvrir des portes pour la recherche sur les cellules embryonnaires humaines. Tous les scientifiques s’accordent à dire que la technologie peut aider à comprendre certains mécanismes qui se développent les premiers jours ou heures de la vie. Sachant que ces recherches sont faites de façon très stricte, avec des régulations sur le nombre de jours pendant lesquelles les cellules doivent être cultivées. Elles doivent provenir de fertilisation in vitro, qui sans utilisation pour la recherche, auraient été rejetées. De toute façon, l’idée n’est pas de réimplanter les cellules embryonnaires chez la mère."
Un gros point sensible est aussi la possible modification par le Crispr - Cas 9 des cellules germinales humaines, ces cellules qui transmettent à la descendance la modification subie. "Les considérations éthiques requièrent des régulations très strictes au niveau de l’utilisation de la technique pour la modification des cellules germinales, quant au transhumanisme, l’enhancement (l’amélioration humaine), les bébés à la demande : ça, ce n’est pas l’idée ! L’idée de la technologie n’est pas d’être utilisée dans cette direction", insiste la chercheuse.
Si elle dit comprendre les controverses et craintes ("c’est un peu naturel de penser à cela automatiquement"), la créatrice de ces ciseaux génétiques "haute couture" n’a pas le sentiment de s’être fait dépasser par sa créature et par les (potentiels) usages qui en sont faits. "Non. Parce que quand on est scientifique, on fait des découvertes… Le but de la technologie n’est pas ce but-là, mais n’importe quelle technologie peut être aussi abusée. Les biologistes sont très heureux d’avoir cet outil, c’est le plus important. Il y a tant d’applications de cet outil qui sont bénéfiques… L’abus est un peu le risque de toute technologie. Il faudra observer…"
Le sang malade sera "corrigé"
Première. La société cofondée par Mme Charpentier s’apprête à réaliser ce qui serait les premiers essais cliniques sur patients humains en Europe avec le Crispr-Cas 9 (cela a déjà été fait en Chine). Elle a déposé la demande auprès de la FDA américaine et de l’EMA européenne et espère débuter "encore cette année". "Parmi d’autres labos, ma société a déposé une application pour que des essais cliniques puissent débuter sur des patients." Le focus : la bêta-thalassémie, une maladie génétique du sang. Le but est de transformer le sang malade des patients choisis. "L’idée est de collecter les cellules malades des patients, de les corriger au laboratoire et puis de les réimplanter aux patients." Pour obtenir le feu vert, il faut notamment montrer que les modifications apportées n’en entraînent pas d’autres, involontaires. Quant à la technologie Crispr-Cas 9 elle-même, "elle a été démontrée pouvoir être sûre, ça dépend de comment elle est utilisée et mise en place !"
De la plante à l'embryon: les applications de Crispr-Cas 9
Les plantes. L’usage de Crispr-Cas 9 en agriculture est intéressant, estime Emmanuelle Charpentier. "Cela permet de créer des plantes génétiquement modifiées, mais de façon propre. Il y a la possibilité de faire des transformations de plantes de façon précise, ou reconsidérer certaines plantes qui avaient été oubliées. C’est beaucoup plus propre que les croisements, qui impliquent un mélange de gènes dont on ne connaît pas forcément les conséquences." La Cour de justice européenne doit par ailleurs bientôt déterminer si ces organismes créés par Crispr-Cas 9 sont réellement des OGM et doivent donc être soumis au système de régulation.
L’embryon humain . En 2016, le Royaume-Uni a autorisé le premier usage de Crispr sur des cellules embryonnaires, dans un but de recherche. "Des pays sont plus ouverts, comme la Suède ou le Royaume-Uni, d’autres très restreints comme l’ Allemagne, note Emmanuelle Charpentier. Cela risque de créer des vitesses de développement de la recherche différentes d’un pays à l’autre, que ce soit au niveau des plantes et au niveau des cellules humaines." Là où la législation est plus restreinte, elle plaide pour que les textes légaux "peut-être un peu trop généraux" soient révisés "étape par étape", afin que Crispr-Cas 9 puisse être utilisé pour modifier le génome des cellules d’embryons humains, dans un cadre de recherche, "mais pas au-delà. La technologie ne serait pas prête, de toute façon".
Les bébés à la demande. Certains craignent que Crispr soit utilisé pour créer "des bébés sur mesure" par des "mercenaires de la médecine". "La technologie demande bien plus de précisions pour qu’on en arrive là. Sans être alarmiste, il y a des craintes que la technologie puisse évoluer dans les années qui viennent pour être utilisée afin de pouvoir modifier les cellules germinales. Mais pour les bébés à la demande, je pense qu’il faudra beaucoup d’effort pour arriver à ce que la technologie puisse modifier dans les cellules germinales humaines plus d’un gène à la fois. Pour les bébés à la demande, il y a beaucoup de caractéristiques qui ne sont pas dues qu’à un seul gène… Après, si c’est pour corriger un gène responsable d’une maladie, il y a aussi le diagnostic prénatal qui est utilisé et permet de sélectionner contre une mutation. Pas besoin d’utiliser Crispr-Cas 9."