"On est en pleine haute saison du harcèlement"
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/7fa700b2-2aff-43a7-adff-285a7df2c98b.jpg)
Publié le 12-05-2018 à 11h43
Selon Bruno Humbeeck, cette saison "va s’arrêter à la mi-mai", respectant de la sorte un calendrier très précis qui se reproduit chaque année. Ce docteur en psychopédagogie, pédagogie familiale et scolaire éclaire unphénomène observable dans le milieu scolaire qui a pris des proportions grandissantes avec les réseaux sociaux. Bruno Humbeeck est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
On pourrait vous taxer de provocateur quand vous dites que c'est la pleine saison du harcèlement ?
Et pourtant, c’est la très bonne période pour en parler, car on est en pleine haute saison du harcèlement, qui va s’arrêter à la mi-mai. La fin mai est à nouveau la basse saison, c’est ce qui se produit dans tous les groupes contraints.
Comment expliquer un tel calendrier ?
Dans un premier temps, dans un groupe formé contraint (environnement dans lequel se développe le harcèlement), vous avez l’euphorie communautaire : en septembre, à la rentrée, tout se passe bien. Mais dès qu'il existe un groupe humain contraint, une agressivité se met en place. Dans les émissions de télé-réalité, on le voit de manière spectaculaire.
Il y a ensuite la moyenne saison du harcèlement, ce dont les enseignants sont témoins à l'école. Probablement vos équipes professionnelles fonctionnent comme cela aussi, c’est-à-dire qu’à la mi-octobre, on commence à parler sur le dos les uns des autres. Dans la télé-réalité, c’est le moment que l’on choisit pour nominer des personnes. Et puis, ça devient la haute saison, c’est entre janvier et mi-mai. Là, les groupes se sont cristallisés, et ceux que l'on a isolés dans la première période deviennent les agressés. C’est cette période que l’on est en train de traverser, qui va s’arrêter brutalement après mi-mai, car le groupe se rend compte qu’il va se séparer.
Ce système va créer un fatalisme assez dangereux dans l'esprit du corps enseignant, car cette saisonnalité se reproduit d’année en année. C’est ce qu'on nomme "l’usure de compassion". D'année en année, et dans ce calendrier donné, les enseignants se frottent à ces émotions et se rendent bien compte qu’ils couvrent du chaos.
Le harcèlement est un sujet qui surnage dans notre société actuelle mais comment le définit-on ?
Il y a quatre formes d’agressivité : l’agressivité par irritabilité diffuse (quand vous êtes de mauvaise humeur) ; l’agressivité par peur ; l'agressivité prédatrice et enfin l'agressivité hiérarchique entre pairs, c'est le harcèlement scolaire notamment.
C’est pour cela qu’il faut toujours considérer le harcèlement non pas comme un signe de dégénérescence de notre société, mais comme un indice démocratique de nos sociétés, à l’inverse. Dans les sociétés totalitaires, violentes et agressives, vous pouvez agresser à visage découvert. Le harcèlement se met en place dès qu’il y a une tension démocratique. Quand le pouvoir doit se répartir, naissent des conflits pouvoir.
Donc on peut dire que le harcèlement fonctionne dans un triangle…
À chaque fois que je vous bouscule et que, dans le même temps, je regarde une tierce personne, j’introduis un spectateur qui va figer les rôles de dominant et de dominé. Un exemple criant du harcèlement, c’est l’exemple des blagues sur les blondes. Aucun homme n’est assez courageux pour les faire en face d’une femme, parce que celle-ci le renverrait à son humour trop lourd. C’est pour ça qu’un homme va utiliser le regard d'autres hommes pour faire sa blague sur les blondes. La femme sera alors coupable trois fois : coupable d’être blonde, coupable d’être supposée bête parce que blonde, et enfin sans humour. Dérision et sarcasme sont les outils du harceleur.
Le cyber-harcèlement est encore plus virulent parce que il y a une augmentation de la masse de gens qui observent, ces observateurs sont reliés à vos familiers. C'est qui donne une impression d’écrasement dans le cyber-harcèlement.

Vous parlez parfois d’un enfant sur trois concerné par le harcèlement, on lit aussi des chiffres de 15 à 20 % d’enfants touchés par ce phénomène.
On peut dire que, dans un groupe humain contraint, 10 à 15 % des gens revendiquent un statut dominant, la même proportion revendique un statut dominé. On dit parfois que, dans le cyber-harcèlement, les chiffres montent jusqu’à 90 %, car il y a une masse qui observe, mais ce n’est pas parce que vous avez "liké" un post méchant que vous êtes un cyber-harceleur.
Mais les chiffres n’ont aucune espèce d’importance car on peut jouer avec le curseur. C’est la sensibilité qui compte. Si vous prenez par exemple du film "La guerre des boutons", vous avez des scènes de harcèlement épouvantables, mais il n’empêche que ces scènes font rire tout le monde… La sensibilité à la souffrance de l’enfant est alors différente. Mais il est vrai que, désormais, les parents ne supportent plus que leurs enfants souffrent à l’école...Cette hyper-parentalité n’est pas une maladie, mais cela fait rentrer les secousses émotionnelles dans une caisse de résonance.
Ce phénomène du harcèlement semble resurgir à la surface de la société actuelle, et pourtant il n’est pas nouveau. Avant on l’appelait bizutage… ou alors on tenait des propos du genre : "Il faut savoir apprendre à la dure".
En effet. D'ailleurs, l’autre travers du harcèlement à l'heure actuelle, c’est quand une école va dire à une famille qui subit le harcèlement : "Ce que ressent votre enfant, ce n’est pas vraiment du harcèlement vous savez".
Le harcèlement s'observe dans tous les groupes contraints. S'adapte-t-il pour toujours resurgir ?
Tout à fait. Dans un système individualiste et compétitif, par exemple, vous allez créer des formes de harcèlements très simples à définir : c'est l'exemple du bizutage par ceux qui ont été bizutés dans le passé. Quand vous êtes dans une société à la fois collectiviste et compétitive - c'est le cas du Japon qui induit de la compétition à tous les niveaux (dans l’entreprise, à l’école) - , le harcèlement du plus faible ou de celui qui est différent est légitimé par la société. D’ailleurs il y a ce proverbe japonais: "Si ta tête comme un clou dépasse, attends-toi à recevoir le coup du marteau".
Chaque société développe-t-elle sa forme de harcèlement ?
Oui, on pourrait ajouter que, dans notre société, le harceleur a tendance à être valorisé. C’est compliqué pour un enfant de résister à cela, quand il rentre le soir et qu’il entend son papa dire à sa maman : "Tu aurais vu comme je l’ai remis à sa place celui-là". Quand il voit que maman sourit, il intègre qu'il doit être un casseur. Beaucoup de parents me disent : "Mon fils n’est pas un harceleur, il est juste marrant comme son père". En terme de valorisation, pensez notamment à Brice de Nice ou aux chroniqueurs radio, qui massacrent à l'antenne. Dans ces cas-là, la mise en place du harcèlement est médiatisée.
Le harcèlement est une violence si invisible comme on a tendance à le dire ?
S'il résiste à l’observation, il va se révéler surtout si on met en place des espaces de parole. Si un enfant peut dire "Je suis triste parce qu'on se moque de moi", alors sa parole n’est pas démentie. La dynamique du harcèlement se déconstruit dans la prise de parole, car le harceleur va créer une émotion, isoler, et la personne va s'éteindre quand son émotion n’aura plus de retentissement.
Y-a-t-il des profils de harcelés ?
Le harcèlement peut être tout fait aléatoire. Mais il peut être aussi orienté, ce qui crée le mécanisme de bouc émissaire. Dans le cas du cyber-harcèlement, dès que vous manifestez des indices de vie intime, vous montrez une faille. Alors vous pouvez fédérer un mouvement tribal autour de vous.
Le cyber-harcèlement est dangereux car c’est pas une personne toute seule qui "casse", mais plutôt la création de la rumeur et, derrière ce discours disqualifiant, une meute se constitue qui vous met à l’écart et qui vous agresse en émettant des propos excluant. Il n’y pas de bouc émissaire sans meute.
Dans le harcèlement, s’attaque-t-on préférentiellement à des personnes qui représentent des questions sociales taboues ?
Pas toujours. Le dysrythmie scolaire peut être une cause (NdlR : être en avance ou en retard scolairement) ; c'est une possible situation de harcèlement. Mais j’ai de plus en plus le sentiment que le harcèlement est aléatoire, le but étant d’installer son pouvoir.
Y-a-t-il un profil type du harceleur ?
Dans tous les cas, le harceleur soit a une intelligence émotionnelle qui a du mal à s’installer, soit est capable de bloquer ses dispositifs d'empathie. Je m'explique : on est parfois très emphatiques mais dans une situation donnée, où on fait rire tout le monde, on ne peut pas s’empêcher de massacrer. Et cela on le voit sur le réseaux sociaux. Deux mécanismes vont intensifier l’agressivité sur le web. D'abord, "l’effet cockpit" : vous ne voyez pas la personne que vous agressez. Ensuite, "l’effet mandarin chinois" : vous ne voyez pas sa tête au moment de l’agression. Cela pousse le harcèlement sur la toile sans le moindre frein. Et certaines personnes qui n’étaient pas prédisposées à être des harceleurs le deviennent.
Le harceleur ferait-il payer ce qu’il aurait vécu lui-même ?
Quelqu’un qui aurait subi le bizutage, qui n’aurait pas été préservé de la souffrance, se montre pire après. Il y a des déplacements : vous êtes agressé et puis agresseur. Exemple flagrant : le geek qui est moqué se moque quand il est dans l’espace numérique.
A noter cependant, il ne faut pas croire que la position du harceleur est confortable, quand il se rend compte de ce qu’il a fait. Le harceleur n’est pas un psychopathe.
Le cyber-harcèlement va-t-il créer une plus grande déflagration psychologique ?
Ce n’est pas un harcèlement différent, c’est la caisse de résonance qui est différente. Les réseaux sociaux sont un outil d’installation du prestige social, et non, comme on le dit, un outil de communication. Le cyber-harcèlement, c’est une façon d’installer son pouvoir en anéantissant quelqu’un sur le web. Et c’est une forme de harcèlement très angoissante pour les parents car, en soi, le harcèlement est un processus insidieux qui met du temps à s’installer avec des failles dans l’espace de soi, des signaux que l’on peut éventuellement percevoir.
Dans le cyber-harcèlement, on ne voit aucun signe, cela va très vite et il y a un sentiment d’impuissance. D’où la nécessité de la prévention. D'ou l'utilité de cette nouvelle application qui s’appelle la "cyber-alerte". Elle sera mise en fonctionnement au début de l’année prochaine et permettra à l’enfant qui est agressé sur l’espace numérique de se faire entendre.
Bruno Humbeeck sera l'invité d'une conférence de La Libre le mardi 22 mai, à 20h.
Il éclairera le thème suivant : "Du harcèlement scolaire au cyber-harcèlement. Comprendre, lutter, prévenir".
Infos et réservations : jeparticipe@lalibre.be (Le tarif est de 8 € pour les abonnés).
Il est aussi l'auteur de "Dis, c'est quoi le harcèlement scolaire ?" à la Renaissance du Livre, et "Prévention du harcèlement et des violences scolaires" aux éditions de Boeck.