"Dans trois semaines, vous aurez à jamais perdu la vue…"
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Publié le 22-04-2019 à 08h57 - Mis à jour le 22-04-2019 à 15h45
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C’est l’histoire d’un homme de 35 ans à qui l’ophtalmologue annonce brutalement que, très bientôt, il sera aveugle. Ou comment, plongé dans le noir, il redécouvre les couleurs de la vie. Un roman vrai et touchant.
Brutale, pas croyable et sans appel, la sentence tombe, comme un couperet, de la bouche de l’ophtalmologue : "Le déficit visuel provient d’une mutation mitochondriale dans le génome de quatre-vingt-quinze pour cent des individus atteints de cette neuropathie. […] Pour le formuler simplement, vos yeux sont malades. Vous allez perdre la vue." D’ici trois à cinq semaines maximum, Vincent, fringant prof de tennis de 35 ans, à la recherche d’un appartement pour fonder un foyer avec Émilie, sera à tout jamais plongé dans le noir. L’inimaginable lui a été diagnostiqué, "comme si on lui annonçait qu’il allait pleuvoir "…
Voilà l’histoire dans laquelle nous embarque, avec beaucoup d’humanité, de réalisme mais aussi d’optimisme, Karine Lambert avec son livre Toutes les couleurs de la nuit (Éd. Calmann-Lévy, 20,50 €).
Petit, comme beaucoup de nous dans la cour de récréation, Vincent avait joué à "Tu préférerais être sourd ou aveugle ? " Entre les deux options, il n’a même pas eu le choix. Lui qui boit du jus de carotte, mange bio, ne fume pas, court vingt kilomètres tous les dimanches… Pourquoi, alors, lui ? Quelle erreur a-t-il commise ? "Il aimerait se réveiller dans la peau d’un autre, rembobiner la journée depuis le début. Pulvériser le jeudi 25 avril. Rayer cette ophtalmo de la carte ."
Un long chemin de deuils
Comment l’annoncer ? "Son cœur cogne dans sa poitrine, tant qu’il ne le dit pas, ça n’existe pas ." Ce soir, pourtant, il choisit la sincérité. Il racontera l’irracontable. Maudira l’injustice de ce destin. Lui qui voulait devenir père, avoir un enfant sans voir a-t-il encore un sens ?
Il se voit déjà, Vincent Morel, ex-joueur de tennis, ex-professeur, ex-voyant… Un long chemin de deuils qui ne fait que commencer.
Mais que faire d’ici au jour du basculement dans un autre monde, dans cette nouvelle dimension ? Le compte à rebours avant le black-out galope. Vite, tout emmagasiner avant que l’obscurité ne tombe pour lui, profiter de ses ultimes moments en couleurs, s’en souvenir avant de s’enfoncer pour toujours dans le noir. Combien de temps encore se rappellera-t-il du jaune des boutons d’or ?
Écrire dans son cahier ce qui lui passe par la tête ou ce qui atterrit dans ses oreilles. Ainsi, en date du 13 mai : "Ray Charles est devenu malvoyant à l’âge de sept ans. Quinze ans après, il jouait du piano à Las Vegas devant 50 000 personnes." Trois jours plus tard : "T’irais pas demander un avis aux États-Unis ? ", "J’ai regardé sur Internet, c’est terrifiant", "Moi, si ça m’arrivait, j’me flinguerais", "Ton lacet est défait"…
Plutôt que s’entourer - même ses parents sont de trop -, Vincent aspire à la solitude et va se réfugier à la campagne, dans la maison de son grand-père décédé. Retrouver ses racines : son salut ? C’est en tout cas dans cet endroit qui le rassure, où ressurgissent ses souvenirs d’enfance, qu’il réapprend à écouter (le chant des oiseaux), sentir (la douceur du soleil sur sa peau), humer (le parfum des fleurs), toucher (les légumes de son potager). Les mains plongées dans la terre, il se connecte à ses sens, à l’instant présent, aux autres.
Il commence à vivre sa nouvelle vie depuis ce jour où, trois mois et trois jours après l’annonce de l’ophtalmo, Vincent se réveille, deux taches noires au milieu des yeux, entourées de gris flou. "De près, de loin, de face, de profil, le verbe ‘voir’ a disparu ." Ce 19 mai, le jour où ses yeux se sont tus.
Le temps de la reconstruction
Après avoir "déroulé le film vécu entre la condamnation et l’exécution ", vient, un jour après l’autre, le temps de l’adaptation et de la reconstruction. Tout recommencer à zéro, retrouver une nouvelle autonomie et faire accepter par son entourage qu’il a décidé de se débrouiller seul. "Avant, il se battait pour remporter un tournoi, désormais, trouver une cuillère à café est devenu un exploit".
Maintenant, aussi, il reconnaît ses amis, retrouve petit à petit ce père trop longtemps et trop souvent absent, redécouvre un nouveau rapport au temps… La nature, la lenteur et la perte de vue ont développé en lui une relation plus sensible aux choses. Autant d’expériences sensorielles qu’il aime partager avec Coline et bien d’autres… "Ses proches sont devenus des voix, des mains sur l’épaule, des bouches qui embrassent sans prévenir, surgissent puis disparaissent."
“Peut-être perdre la vue est-ce ouvrir la porte à d’autres choses”
Romancière et photographe belge, Karine Lambert aime raconter, en images ou en mots, ce qui la touche. L’amour de la vie, la solidarité, la perte de repères reviennent dans ses romans, dont le dernier, Toutes les couleurs de la nuit, vient de paraître aux éditions Calmann-Lévy.
Comment est née l’idée de ce roman ?
Il y a quatre ans, j’ai rencontré un homme, alors âgé de 45 ans, qui avait perdu la vue en 24 heures. Il m’a confié qu’il était plus heureux, plus vrai qu’avant. C’était plus juste parce qu’il était moins dans les apparences, il avait une relation plus profonde aux autres parce qu’il était plus en perception de l’essentiel. Et cela m’a tellement interpellée… Ce fut le détonateur, comme pour chacun de mes livres : une phrase entendue qui me bouleverse. Je l’ai longuement interviewé sur les raisons qu’il avait d’être plus heureux qu’avant. Il m’a répondu qu’il voyait différemment, qu’il ressentait les choses et les gens avec plus d’acuité. Point commun avec mon personnage, il s’est aussi ressourcé avec la terre. Mais ce n’est pas son histoire que j’ai écrite.
Que vous importait-il de raconter à travers cette histoire ?
Ce qui m’intéressait, connaissant cette échéance, c’était voir ce que l’on fait des trois semaines qui restent quand on sait que l’on va perdre la vue. Pour cela, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui sont passées par là. Les réponses étaient très différentes. Certains préparaient tout de manière très pratique ; d’autres allaient voir ce qu’ils ne pourraient plus voir. Mon personnage a fait les choses à sa façon ; il a un peu fui la réalité. Mon défi était que ça sonne juste et aussi, par respect pour les personnes malvoyantes, je ne voulais pas traiter ce sujet de manière superficielle. Donc, un jour, j’ai été frapper à la porte de l’Irsa (Institut royal pour sourds et aveugles) ainsi qu’au centre de rééducation fonctionnelle Point de vue à Ottignies. J’ai expliqué que je voulais écrire un roman sur la perte de la vision et j’ai eu la chance de rencontrer des personnes malvoyantes. J’ai aussi beaucoup lu sur le sujet. Mon imaginaire s’est déployé à partir de toutes ces expériences.
Votre livre se veut optimiste ?
Je n’ai pas dit que toutes les personnes qui deviennent aveugles vont mieux qu’avant. Il existe des gens qui se suicident. Suite à tout drame qui redistribue les cartes, il y a mille façons de réagir. Être optimiste, il est vrai, est dans ma nature. Que ce soit dans la vie, la lecture, la photo…, je cherche toujours la lumière qui se faufile. Mais ce drame est bien réel.
Si vous deviez terminer la phrase “perdre la vue, c’est…” ?
(Petit moment de réflexion) Je dirais “perdre la vue, c’est ouvrir la porte à d’autres choses”.
Et, “quand on perd la vue, le plus dur c’est…” ?
Cela dépend fort des personnes. Mon personnage, lui, rejette au départ l’aide des personnes qui l’entourent. Il n’a pas envie d’être stigmatisé comme malvoyant. Et choisit de commencer dans un univers qui le rassure. Le plus dur, je pense, c’est que toutes les pièces du puzzle explosent et tout se redéfinit. Les liens se redéfinissent. Ceux que l’on croyait être à la hauteur des circonstances ne le sont pas forcément. Et inversement, ceux que l’on pensait légers sont parfois plus forts. Il faut se réinventer. Chacun doit trouver sa façon de se reconstruire, à son rythme.
Ce livre est-il une façon de sensibiliser à la déficience visuelle ?
À la base, ce n’était pas l’idée. Mais après, dans mes autres romans aussi, je me rends compte que cela me plaît de sensibiliser à des minorités.
Et si demain, on vous annonçait que vous n’aviez plus que trois semaines avant de perdre la vue, que feriez-vous ?
Moi qui suis aussi photographe et donc assez contemplative, je pense que je ne courrais pas de tous côtés. Peut-être que j’irais dans un coin perdu de Bretagne que j’aime particulièrement. Je m’installerais face à la mer, pour regarder les nuages, les marées, les couleurs qui changent. Et je resterais là, pour m’imprégner de cette image.

Soirée littéraire pour sensibiliser à la déficience visuelle
À l’occasion de la sortie du livre "Toutes les couleurs de la nuit", de Karine Lambert (Éd. Calmann-Lévy), une soirée de sensibilisation à la malvoyance est organisée par la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’UCLouvain, l’Irsa (Institut royal pour sourds et aveugles) et le centre Points de Vue (clinique Saint-Pierre d’Ottignies), un centre de rééducation fonctionnelle pour personnes atteintes d’une déficience visuelle. Au programme : à 20 h, une lecture d’extraits du livre "Toutes les couleurs de la nuit" par le comédien Thierry Janssen, suivie, à 21 h, d’une réflexion sur les processus d’adaptation et de reconstruction par la professeure en psychologie Emmanuelle Zech. À 21 h 30, cocktail et dédicaces par l’auteure, Karine Lambert.
En pratique , la soirée littéraire se déroulera ce jeudi 25 avril à Louvain-la-Neuve, à l’auditoire Socrate 10, Faculté de psychologie, 10, place Cardinal Mercier. Entrée gratuite sur inscription : www.irsa.be. Tél. : 02 373 52 11