L'astronaute Claudie Haigneré : "La Lune a été pour moi le déclencheur, le 21 juillet 1969 a orienté ma vie"
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/f744db9d-4059-49f1-b3ae-ab829b0df5cc.png)
Publié le 16-07-2019 à 11h11 - Mis à jour le 16-07-2019 à 12h27
Claudie Haigneré est astronaute française et conseillère du directeur de l’Agence spatiale européenne. Parmi ses nombreuses distinctions, elle a reçu le titre de docteur honoris causa de l’UCLouvain plus tôt cette année. Nous l’avions rencontrée, pour évoquer les 50 ans du premier pas de l’Homme sur la Lune.
Quel est votre souvenir de ce 21 juillet 1969, à 3 heures 56 ?
J’avais douze ans en 1969, je suis née en 1957, l’année du Spoutnik. J’étais devant la télévision. C’était les vacances, c’était en juillet. On était en famille- j’ai un frère et une sœur – en vacances dans un camping. Tout le camping regardait la télévision. On était dehors. Et c’était extraordinaire, il y avait la Lune derrière cet écran de télé, et sur l’écran, cet homme qui descendait un escalier, et l’Homme se posait sur la Lune… C’était à la fois réel et irréel. La Lune a été pour moi le déclencheur. C’est ce qui m’a donné l’audace, le courage, et la possibilité de rentrer dans le jeu.
En quoi ce moment a-t-il changé les choses pour vous ?
Ce désir, cette audace de devenir astronaute était liée à un rêve d’enfant, une illumination d’enfant, un émerveillement d’enfant, et ce moment du premier pas de l’homme sur la Lune est un moment qui m’a beaucoup marquée. Je dis émerveillement, car on a a plein de choses dans la tête quand on est enfant - c’est un rêve, c’est inacessible... Puis là, ce jour-là, ce rêve était devenu réalité. C’est quelque chose qui m’a donné de l’envie, de la force, du désir. Après, je suis devenue médecin, et lorsque qu'il y a eu affiché, sur le mur de l’hôpital où je travaillais, que le Cnes (l'agence spatiale française), recherchait des astronautes pour mener à bien des recherches scientifiques dans la station spatiale internationale, je suppose qu’il y a des tas de gens qui l’ont vu et qui se sont dit : ‘ce n'est pas pour moi’. Mais j’avais ce désir sous-jacent, et là il y avait l’opportunité de tenter la chance et l’aventure. Pour moi, vraiment le 21 juillet 1969, c’est quelque chose qui a orienté ma vie.
Quel est votre regard sur ces astronautes pionniers ?
J’ai une immense admiration et beaucoup de respect pour cette génération de pionniers, que ce soit Gagarine, ou que ce soit les astronautes des missions Apollo. C’était une ère de pionniers, de choses inconnues, des risques analsysés mais pas forcément maîtrisés. J'ai donc beacuoup de d’admiration pour cette audace, ce courage, cet engagement. Pour nous astronautes professionnels actuels, les risques sont beaucoup mieux maîtrisés, on sait les gérer, on se sent beacoup plus en confiance, et porteurs de un’ mission à réaliser. Donc, je considère qu’il y a deux générations, deux populations très différentes. Ces pionniers magnifiques qui sont capbles d’avoir des audaces de repousser les frontières, et ceux ensuite qui suivent ce chemin si magnifiquement ouvert. Si on me proposait de repartir en entraînement pour une mission sur la Lune, je dirais oui ! Aujourd’hui, je suis de retour à l’agence spatiale européenne après avoir fait plein de choses différentes, outre les missions spatiales, la fonction de ministre, de présidence de la Cité des Sciences, je travaille aujourd’hui à préparer les futures missions d’explorations habitées, dont cette idée de s’installer sur la Lune.
L’Esa a en effet lancé le concept de Moon Village ou village lunaire...
C’est s’installer sur la Lune pour y vivre et travailler. dans ce concept d’y faire village, d’y travailler tous ensemble, de le construire progressivement, aussi bien avec les agences spatiales classiques – la Nasa, l’Esa, l’agence spatiale chinoise, mais aussi les entrepreneurs privés… Cinquante après, il y a une ambition convergente des grandes agences (américaine et européenne mais aussi indienne, israélienne, NdlR…) et des entrepreneurs privés : Elon Musk, qui a vendu un ticket à un touriste japonais, Jeff Bezos, qui font des lanceurs, et qui prévoient d’aller sur la Lune… La Lune revient au centre des intérêts. Moi, c’est une année dont j’attends beaucoup pour célébrer toutes ces réalisations qui ont été faites. Pas seulement sur le plan technologique, une des grandes conquêtes de l’espace a été de permettre de prendre conscience de la fragilité de la Terre.
Aller sur la Lune peut aussi répondre aux enjeux terrestres, dites-vous ?
Cinquante ans après, c’est bien de se poser la question quelles sont les frontières, les horizons à dépasser, aller plus loin. Penser à l’exploration lunaire, à l’exploration martienne, ça fait partie de ce tempérament humain de continuer à repousser les frontières. Quand on est confrontés à des environnements complexes, hostiles, ou il faut gérer ses ressources, collecter l’énergie, éviter de faire des déchets, éviter les débris, on a obligatoirement des conduites responsables et innovantes, on est obligés de trouver des solutions nouvelles et cela, on peut aussi l’apporter à nos enjeux au sol. Travailler sur la purification de l’eau, l’économie circulaire, utiliser les ressources locales, le stockage de l’énergie, on est obligés de le faire quand on pense Lune et voyages lointains et j’espère que ce sera des retombées intéressantes pour nos enjeux au sol. C’est ça aussi : croire en un avenir qu’on va essayer de construire de façon durable et inspirante. Aujourd’hui je trouve qu'on n’est pas très inspiré pour demain.
En quoi ce projet de village lunaire est-il inspirant ?
Pour la Lune, il y a des développements technologiques qui permettent de savoir utiliser des glaces d’eau au pôle, pour en faire de l’eau, qu’on va utiliser, ou de laquelle on va extraire de l’oxygène qui sera un carburant. On sait utiliser la poussière de la Lune, le régolite, dans des imprimantes 3D pour faire des matériaux de protection d’habitat. On sait envoyer des données, communiquer, se déplacer avec des rovers. On a plein d’éléments technologiques qui rendent possible l’installation d’une base scientifique, ou d’une petite zone de vie sur la Lune. On sait faire cela individuellement, au niveau des grosses agences. L’idée du village, ce n’est pas un programme. L’idée, c’est de se dire : l’humanité a une chance de penser à essayer à faire village, respecter les intérêts qui ne sont pas forcément ceux des autres. Nous agences institutionnelles, on veut faire de la science, des développements technologiques… On peut imaginer qu’un entrepreneur privé a envie de développer un business de tourisme, un hôtel sur la Lune, c’est à trois jours de distance. Vous payez 150 millions de dollars et vous passer la semaine! Il y a certains qui imaginent qu’on puisse exploiter les ressources de la Lune. Ce n’est pas l’intérêt direct des agences, mais il peut y avoir des intérêts privés différents. D’autres entreprises pas classiques sont aussi intéressées : Vinci, pour la construction, Audi pour la mobilité, des rovers… Ces entreprises commencent à se dire : on est très actives sur notre économie terrestre, mais il y a peut-être une forme d’économie en orbite, et pourquoi pas lunaire. L’idée est de se dire : Comment faire, pour que, plutôt que de se battre, se l’approprier, comment essayer de le penser ensemble, pour que ce soit dans une expansion durable de notre humanité ? Pour moi, c’est un projet de société, de civilisation.
Encore faut-il que tous acceptent de travailler ensemble...
C’est pour cela que l’on ne dit pas que c’est un programme, ou un projet, mais une vision. Et je trouve que c’est une vision intéressante. Repousser de telles limites, je trouve que ça justifie d’être considéré en tant qu’humanité tout entière. C’est une chance pour notre humanité, d’être out of the box, out of the atmosphere. Sans frontière, sans drapeau. Il y a le drapeau américain de 69, mais c’est normal, c’était la guerre entre l’Amérique et l’Union soviétique. Dieu merci, on n’est plus dans cette configuration-là. Si on veut vraiment on veut être dans du durable, il faut qu’il y ait un sens économique, sinon les gouvernements ont des choix à faire. Sinon, on est dans l’exploitation pour quelques jours.
“Apollo, c’était une visite. A présent, on parle de vivre sur la Lune”
Pourquoi faut-il retourner sur la Lune, 50 ans après ?
Pouquoi il faut, je ne sais pas s’il faut poser la question comme ça. L’homme est explorateur, j’espère qu’il ne va pas perdre cette envie, d’explorer ce qu’il ne connaît pas aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on connaît de la Lune ? Il y a eu 6 missions avec des équipages. Douze astronautes qui ont volé entre 69 et 72. La plus longue mission, celle de décembre 72, elle a duré 75 heures, donc trois jours. On est dans de la visite ! Ce dont on parle aujourd’hui, c’est vivre et travailler sur. Donc, c’est un concept différent. Et puis, s’habituer à travailler, vivre sur la Lune, ça permettra d’envisager avec plus de confiance l’explorateur plus lointaine, dans l’espace lointain. Parce que Mars, c’est un objectif, mais c’est quand même très compliqué. Il faut apprendre des tas de choses avant d’être en capacité de faire des missions martiennes. C’est aussi un lieu préparatoire à la suite de l’exploration. Et puis comme je l’évoquais, c’est penser une forme d’expansion. Je parlais d’une économie ailleurs que notre économie terrestre, ça, c’est un objectif que n’avait pas Apollo. C’était une démonstration de puissance, de capacité d’exploration. Il n’y avait aucun élément économique. L’idée de quelque chose de durable, vivre, travailler, construire, on n’a jamais fait. Ce sera une première, de penser à en ces termes. Il y a aussi l’idée d’apporter des connaissances complémentaires. La Lune, c’est une archive de la terre, il n’y a pas d’atmosphère, elle est frappée de météorites, il y a des cratères qui permettent de dater notre système solaire. Les scientifiques rêvent de placer un télescope sur la face cachée de la Lune : aucune perturbation électromagnétique, donc la possibilité d’observer notre système solaire avec beaucoup de précision… Il y a plein d’objectifs scientifiques. Et technologiques et économiques.
Il y a pourtant des obstacles juridiques, pour ce dernier aspect…
Les juristes seront importants dans le sujet. La Lune fait partie d’un traité des Nations-Unies de 1967 le Out of space treaty, qui donne une espèce de régulation sur les corps célestes (Lune, astéroïdes, Mars…) avec comme principe de définition que c’est un patrimoine de l’humanité appropriable. Certains disent on va exploiter pour des ressources. Est-ce crédible ? Cela fait partie des choses qu’il faut explorer. Les modèles économiques ne sont pas encore complètement définis. Je n’ai pas les données pour dire s’il a suffisamment d’hélium 3 (recherché pour ses applications potentielles en fusion nucléaire, l’hélium 3 est rare sur Terre, mais présent à la surface de la Lune, NdlR) et même s’il y en a suffisamment, si ça ne va pas coûter des milliards et des milliards, et qu’il n’y aura donc pas d’intérêt à exploiter cet hélium 3-là. Mais qu’on les explore, ça fait partie de ce que les entreprises, dans leurs prospectives, peuvent envisager. Si toutefois on va dans ces directions-là, il y aura des ressources, dont ceux qui vont avoir mis des euros, des dollars, vont avoir envie d’avoir des retours. Ces gens-là vont souhaiter s’approprier ces ressources. Est-ce que ce sera en contradiction avec le fait de ne pas s’approprier le patrimoine de l’humanité ? Est-ce qu’il faut réouvrir ce traité rédigé dans les années 60, où évidemment, on ne pensait pas exploiter des ressources ? On pensait au drapeau américain ! Ou alors ne pas le réouvrir et avoir des régulations pour gérer les choses ? Nous sommes dans ces discussions aujourd’hui.
Commémoration et prospective.
Il y a bientôt un demi-siècle, le 21 juillet 1969, l’être humain posait pour la première fois le pied à la surface de la Lune. Cinquante après, la Lune est de nouveau devenue un objectif pour les agences spatiales et les entreprises privées. Les États-Unis ont ainsi annoncé en mars vouloir être de retour sur la Lune en 2024. L’Agence spatiale européenne (ESA) entend bien être de la partie.
Durant toute cette semaine, La Libre commémore l’exploit technique et l’événement géostratégique de 1969, mais surtout se tourne vers le futur. Pourquoi ce nouvel “objectif Lune” en 2019 ? Avec qui ? Quelles technologies ? Premier épisode de notre série : grand entretien avec Claudie Haigneré, ancienne astronaute et ministre française et conseillère à l’ESA pour l’exploration habitée.