Deux Belges détaillent l'arme secrète des plantes pour dégoûter les herbivores
Les plantes utilisent le silicium, sous forme d'incrustation dans leurs tiges ou feuilles, pour se défendre des herbivores, qui s'y cassent les dents. Comme le montre une étude réalisées par deux scientifiques de Gembloux Agro-Bio Tech, c’est le cas sur les sols appauvris, ce qui a des implications en agriculture.
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Publié le 04-09-2020 à 03h00
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Indispensable à nos vies quotidiennes pour son usage dans nos GSM, le silicium est l’élément chimique le plus abondant sur terre après l’oxygène. Mais il joue bien d’autres rôles dans l’environnement, dont certains très étonnants, comme le montre une étude menée par deux chercheurs belges et parue dans Science. Un rôle parmi d’autres ? Sur la côte sud-ouest australienne, le silicium est sans doute l’arme secrète des plantes contre les kangourous, principal herbivore du coin.
“Il y a un paradoxe", entame Félix de Tombeur, assistant de recherche à Gembloux Agro-Bio Tech – ULiège et premier auteur de l’étude, que La Libre a lue en primeur. "Le silicium est considéré aujourd’hui comme non-essentiel à la croissance des plantes, contrairement à des nutriments comme l’azote, le phosphore ou le potassium… Pourtant, certaines plantes, herbacées ou non, peuvent avoir dans leurs tissus des concentrations très importantes de silicium, souvent supérieures aux nutriments essentiels.” Particularité : ce silicium va précipiter (se solidifier, en quelque sorte) sous forme minérale en “phytolithes” (mot formé sur “plante” et “roche” en grec) à l’intérieur des cellules ou sur les parois cellulaires. “Il faut vraiment s’imaginer cela comme un grain de sable, un minéral dur, que la plante va utiliser pour lutter contre l’herbivorerie et les insectes ravageurs.” En clair, les plantes utilisent le silicium pour empêcher que les herbivores ne les mangent. “C’est une défense efficace contre les herbivores, on s’en doute depuis le début du XXe siècle mais cela a été démontré dans les années 80. L’herbivore arrive sur la feuille, la racine ou la tige, et va rencontrer ces minéraux durs, sur lesquels il va vraiment se casser les dents. Cela diminue la palatabilité de la plante. Et il y a aussi une diminution de la digestibilité quand c’est ingéré.” Dans les écosystèmes naturels, 20 % de la biomasse produite annuellement sur Terre finit en effet dans l’estomac des herbivores : “Les plantes se débrouillent pour développer des stratégies pour limiter ces pertes au maximum car cela leur fait perdre des nutriments, ralentit leur cycle de croissance etc. Et le silicium fait partie de ces stratégies.”

En Australie, un labo à ciel ouvert
Pour leur étude, les deux scientifiques se sont rendus au bord de l’océan indien, dans les environs de Jurien Bay (Australie). Ici, les sols représentent un laboratoire à ciel ouvert unique au monde. Il fournit aux scientifiques des chronoséquences de sols, c’est-à-dire des écosystèmes formés depuis des attributs similaires mais caractérisés par des âges différents. Etudier ces sols qui se forment depuis 2 millions d’années permet de voir tous les processus durant cette période. “On est dans un système de dunes qu’a laissées la mer en se retirant depuis deux millions d’années. Il y a des dunes d’âge de plus en plus ancien, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’océan. A 50 mètres de la mer, la plage a 100 ans, à 10 km, les dunes ont deux millions d’années”, précise Félix de Tombeur. Et sur chaque zone “géographico-temporelle”, des espèces particulières sont développées, qui y sont spécifiquement adaptées.

Elles investissent dans la défense
Qu’ont découvert les deux scientifiques sur place ? “Nos résultats montrent tout d’abord que plus l’écosystème est vieux, moins les plantes ont de nutriments, détaille Félix de Tombeur. Il y a moins de phosphore, d’azote, de potassium. Avec le vieillissement de l’écosystème, ces éléments présents dans le sol sont dissous petit à petit. Tous ces minéraux fondent avec le temps. C’est pour cela que dans les plantes, on a moins de phosphore, d’azote, de potassium, de magnésium. Tous ces éléments viennent initialement du matériau parental sableux. Mais au bout de 2 millions d’années, il y en a moins dans le sol, donc il y en a moins dans les plantes, qui arrivent pourtant à s’en sortir en se diversifiant.”
Le silicium, lui, suit une tendance inverse. “Il ne fait qu’augmenter dans les plantes tout au long de la séquence temporelle. Malgré le fait que le silicium, comme les autres éléments, diminue dans le sol… Ici, l’hypothèse forte qui est derrière et qui rend notre article intéressant, c’est que les plantes ayant évolué dans les écosystèmes les plus anciens, les plus altérés, développent toujours des stratégies pour essayer de mieux survivre dans ces écosystèmes très vieux. Ce qui est très important pour ces plantes, c’est de conserver ces nutriments essentiels dans l’écosystème pour le temps le plus long possible : phosphore, azote, potassium. C’est de l’économie. Pour les maintenir dans l’écosystème, elles vont pousser plus lentement et investir davantage dans des défenses contre les herbivores et ravageurs, car elles ne veulent surtout pas perdre des tissus. Cela reste une grande théorie en écologie, que les plantes dans les écosystèmes jeunes vont pousser plus vite et faire davantage de biomasse (de feuilles, etc..), tandis que dans les écosystèmes vieux, les plantes investiront davantage dans les défenses contre les herbivores. Nous, en montrant que les plantes dans les écosystèmes vieux ont plus de silicium mais moins d’autres nutriments, on contribue à renforcer cette théorie.”

“Recyclage magique” de la plante
“Et on démontre que le cycle du silicium est soutenu par la plante elle-même, souligne Jean-Thomas Cornélis, professeur de science du sol à l’ULiège et co-auteur de l’étude. C’est la plante qui va s’arranger pour obtenir ce silicium et le conserver dans le milieu, ce qui nous fait amener l’hypothèse, que si elle le fait, c’est que c’est bénéfique. Avoir ce silicium va protéger la plante.” Et de remarquer : “La nature n’a pas eu besoin d’avoir développé le langage pour être soi-disant intelligente”.
Pour conserver ce silicium, la plante se sert dans… ses propres feuilles, retombées au sol, qui se désagrègent et nourrissent celui-ci. “Dans un tel type d’écosystème, les plantes se nourrissent essentiellement de leur propre litière. C’est ce qu’on démontre dans l’étude : la source de silicium essentielle que les plantes vont pomper au sol pour leurs tissus, grâce à leurs racines, ce sont ces fameux phytolites, qui auparavant étaient dans leurs feuilles. On a donc ‘une boucle de rétroaction’ très intense, note Félix de Tombeur. Initialement, le silicium est donc dans les roches, c’est la source primaire. La plante le prend dans ses tissus, via ses racines, sous forme liquide. Il devient minéral, dur (les fameux phytolithes) dans les feuilles, qui retomberont au sol. Les phytolithes se dissolvent dans le sol redonnent du silicium (liquide) que la plante reprendra… On confirme ici directement sur le terrain que cette boucle devient prépondérante dans les écosystèmes les plus vieux, car le silicium disponible dans les minéraux du sol, il n’y en a presque plus”. Pour Jean-Thomas Cornélis, “la plante a développé quelque chose de magique : ce recyclage biologique pour conserver l’élément. C’est une force énorme et d’une grande beauté de voir comment les écosystèmes peuvent se développer ainsi. Et cela peut avoir d’énormes implications en agriculture (lire par ailleurs)”.
Le silicium pourrait aider à changer l'agriculture
Les implications sociétales du silicium sont “énormes”, selon Jean-Thomas Cornélis. Tout d’abord, le silicium a “un lien très important” avec le changement climatique et le cycle du carbone : la dissolution des silicates (minéral composé de silicium et d’oxygène) dans le sol consomme du CO2 et il sert aussi de squelette aux diatomées, qui captent le CO2 dans les océans. En outre, par cette étude (lire ci-contre) et d’autres découvertes, “la science est en train de montrer que le silicium est un élément majeur dans le comportement et le fonctionnement des systèmes sol-plante”. Ce qui crée des perspectives en agriculture : “les résultats de notre étude nous enseignent que l’on n’utilise pas tout le potentiel des sols. En quelque sorte, on peut dire qu’on est irrespectueux de la nature, car on la simplifie à outrance. Ce que l’étude nous montre, c’est que le fonctionnement des écosystèmes est extrêmement complexe et nous avons tendu à les simplifier car on veut tout très vite et en quantité en termes de productivité”. À présent, poursuit le professeur à l’ULiège, “il est tout à fait urgent de comprendre la complexité de fonctionnement de la nature et ainsi des sols, car alors, on peut commencer à travailler à des systèmes complexes au niveau de l’agriculture. Ici, on s’est rendu compte qu’avec un sol très appauvri, l’écosystème a évolué pour avoir des plantes qui arrivent à s’en sortir, car elles ont mis en place des mécanismes très spécifiques d’adaptation, des stratégies d’acquisition de nutriments. Parce qu’on les a laissés faire. On n’a pas rendu la plante paresseuse en lui donnant sa dose de ‘vitamines’au bon moment.”

Se défendre par elle-même
Selon lui, cette étude permet de dire : “en agriculture, si on laisse la plante développer des stratégies d’acquisition de nutriments en relation avec les propriétés spécifiques des sols, elle peut se défendre par elle-même autrement qu’avec ce qu’on va venir lui donner pour qu’elle réponde très vite à ses besoins. Dans le milieu agricole, on donne tout à la plante, pour minimiser les risques. Il faut vouloir prendre le risque de peut-être donner un peu moins (nutriments et produits phytosanitaires) et de laisser à la plante le temps de s’associer avec les sols. On doit d’abord le faire en laboratoire de manière contrôlée, et après, on peut ainsi mieux comprendre les relations sol-plante et toutes les capacités des agro-écosystèmes d’accumuler du silicium et leur aptitude à la bioprotection.”