Quand la mystérieuse matière noire devient visible sur scène
A l'origine de la découverte de la "matière noire", l’astrophysicienne américaine Vera Rubin est au centre d’une pièce dansée à l’Aula Magna de Louvain-la-Neuve ce 1er octobre, à l'initiative de l'UCLouvain. Durant sa carrière scientifique, elle dut enfoncer quelques portes pour que son travail soit reconnu à sa juste valeur.
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- Publié le 30-09-2020 à 13h25
- Mis à jour le 30-09-2020 à 17h09
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En 1965, l’astronome Vera Rubin obtient l’autorisation d’effectuer des observations au mythique observatoire californien de Palomar. Elle est alors la première femme astronome à pouvoir le faire. Une des explications officielles pour conserver ces bastions masculins ? Il n’y avait pas de toilettes pour les femmes. Un collègue raconte qu’à Palomar, l’apprenant, Vera Rubin a découpé une forme de jupe dans un papier, qu’elle a collé contre la porte en disant : “Voilà, à présent, il y a des toilettes pour femmes”. Ce n’est pas la seule porte close, ou obstacles que cette Américaine née en 1928 a dû affronter dans sa vie de scientifique. “Quand elle commence sa thèse, elle est accueillie dans le hall, car le laboratoire qui héberge le chercheur, Gamov, qui la supervise, ne peut pas accepter de femmes. Elle doit rester à l’entrée, elle n’a pas accès au bureau. Un chercheur, sous prétexte qu’elle est jeune mère, veut aller présenter les résultats à sa place à un colloque. Son salaire est diminué d’un tiers, car elle demande à rentrer plus tôt pour s’occuper de ses enfants", énumère Sandrine Schlögel, docteure en astrophysique et conseillère scientifique du spectacle “Vera, ce que nous ne voyons pas”, qui sera joué ce 1er octobre à 20 h à l’Aula Magna de Louvain-la-Neuve.
Plus vite que prévu
Cette pièce jouée et dansée dresse le portrait de cette personnalité “charismatique” qui s’est battue toute sa vie pour la place des femmes en sciences mais a aussi pour but de faire connaître le travail de l’astrophysicienne, décédée en 2016 et considérée comme la “mère de la matière sombre”. Dans les années 70, Vera Rubin, en étudiant la vitesse de rotation des étoiles dans les galaxies, a découvert que les étoiles plus éloignées du centre de la galaxie, tournaient plus vite que l’on n’aurait pu s’y attendre. Cela ne pouvait que s’expliquer que s’il y avait une masse supplémentaire, invisible, que l’on a baptisée matière noire. Cinquante ans plus tard, on cherche toujours à saisir les particules qui la composent…

Sur scène, aucun décor, ce sont les mots du comédien et les gestes de la danseuse qui vont rendre visibles aux yeux des spectateurs les mouvements de l’Univers et cette matière noire mystérieuse. Par exemple, pour expliquer la découverte de Vera Rubin, la danseuse, accompagnée des mots du comédien, se déplace sur scène comme les planètes du système solaire – plus elles sont éloignées du Soleil, plus elles tournent lentement. Et puis, effectue des rotations plus rapides, comme les étoiles éloignées du centre des galaxies, qui contre toute attente tournent très vite.
Des images dans la tête
Sur scène, par la danse “on a la traduction, l’illustration, la visualisation de ces grandes problématiques scientifiques, de ce qui est calculé par Vera Rubin”, explique le metteur en scène Michel Hallet Eghayan. L’objectif qu’il a donné aux deux interprètes était de rendre le travail de Vera Rubin le plus accessible possible. Le comédien Gabriel Perez, qui a écrit et dit le texte, a voulu faire appel à l’imagination des spectateurs : “J’ai essayé d’utiliser beaucoup de métaphores et construire des choses dans l’espace, sans avoir recours à l’image. C’est un défi que je m’étais donné : dans les spectacles aujourd’hui, et en particulier ceux qui traitent de la science, il y a beaucoup de technologie sur le plateau. Moi, je voulais que les images soient dans la tête des gens plutôt que sur le plateau. Et j’essaye de faire imaginer les choses à l’aide des mots et à l’aide de la danse. Par exemple, la matière noire est un élément invisible et Vera Rubin va faire l’hypothèse qu’il y a une matière là où rien ne nous permet de l’identifier. Dans ma scénographie, le décor n’existe que par les mots. Pour elle, le vide n’est plus vide mais plein. Et moi, avec mes mots, je remplis la scène vide : ‘là, vous voyez, il y a le dôme de l’observatoire…’” Le spectacle se termine aussi par un solo dansé d’un quart d’heure pour expérimenter cette matière noire (30 % du contenu de l’Univers) qui tient les étoiles ensemble.
Les deux artistes mènent un travail de “modélisation”, illustrant “en 3 D”, grâce à leur corps et voix, des théories scientifiques complexes. Un défi. “Mais on a eu beaucoup de public scientifique qui est venu nous voir depuis le début de la création, confie la danseuse et chorégraphe Charlotte Philippe. Et ce public, censé être le plus exigeant peut-être, est presque souvent le plus émerveillé. Émerveillé de voir prendre vie ce qu’ils théorisent.”
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21% - Un astronome sur cinq est une femme
Au niveau mondial, 21 % des astronomes professionnels sont des femmes. En Belgique, le chiffre est de 22 %. Quelle est la raison ? “Clairement, pour l’astronomie, ce n’est pas l’accès aux études. En Belgique, on a une proportion de 50-50 en doctorat, note Yaël Nazé. On perd les femmes souvent après le doctorat. Et là, cela a à voir avec l’organisation de la société, on voit très bien la différence entre pays. L’Allemagne est à 17 %, l’Argentine à 41 %. En Allemagne, il y a pénurie de crèche organisée, et les élèves de primaire ne vont à l’école que le matin. En Argentine, la main-d’œuvre (qui prend en charge les tâches domestiques, NdlR) est très bon marché. C’est la même question que : ‘pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes dans le domaine financier ?’”.
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“Vera Rubin a eu un rôle considérable”
Entretien
L’astrophysicienne Yaël Nazé (ULiège) est l’auteur de l’ouvrage “L’astronomie au féminin” (CNRS Editions).

À quoi précisément Vera Rubin a -t-elle contribué ?
Elle a mesuré la vitesse des étoiles dans les galaxies. Ce dont elle s’est rendu compte, c’est que ces étoiles tournaient trop vite, autour du centre de la galaxie. Tout dépend de la masse présente. Si vous prenez le système solaire, le gros de la masse, c’est le soleil. Mercure tourne rapidement, et puis plus vous vous éloignez du soleil, plus la vitesse de rotation des planètes diminue. Pourquoi ? Parce que la force de gravité diminue avec la distance. Dans les galaxies, on pensait que le bulbe (centre) galactique constituait la majorité de la masse, et donc quand on s’éloignait, on devait avoir la vitesse qui diminuait. Or, elle, elle observe le contraire, les vitesses ne diminuent pas. Et cela, pour l’expliquer dans notre modèle théorique actuel, il faut qu’il y ait de la masse en plus. Elle le dit clairement. Le problème, c’est que cette masse, on ne la voit pas, d’où le nom de matière sombre ou noire. Dans les années 1930, on avait obtenu la même conclusion pour les amas de galaxies : pour que les galaxies restent ensemble malgré leurs vitesses, il fallait de la masse (invisible) en plus. Cela, c’est en considérant que nos théories soient correctes. C’est là l’enjeu. Il se peut très bien qu’on ait raté quelque chose.
Où en est-on à présent ?
Il y a deux voies pour résoudre le problème. On a une voie avec des gens qui cherchent des particules massives (comme au Cern, NdlR) inconnues qui expliqueraient la matière noire. Et puis d’autre part, d’autres qui cherchent à modifier les théories de gravité pour voir si cette matière noire n’est pas finalement une illusion. Depuis des années, on a des observations qui montrent qu’il y a un problème, mais on ne sait pas encore comment on va le résoudre. […] La première voie fait davantage consensus, mais elle faisait encore plus consensus il y a 20 ans d’ici. Le fait que nombreuse expériences de recherche de particules particulières n’aient pas donné de résultat fait que l’opposition grandit.
Vera Rubin a-t-elle joué un rôle important dans l’histoire des sciences ? Sa reconnaissance semble avoir été tardive…
Elle a eu un rôle considérable. Elle a abordé énormément de matières, et chaque fois, ses résultats ont, quelque part, remis en cause le consensus général. Au-delà de son impact scientifique, il y a cet impact sociologique, elle a été la première femme à pouvoir observer au Palomar, la première aussi à étudier en détail les vitesses à l’intérieur des galaxies. Aujourd’hui, de manière générale, elle est reconnue à sa juste valeur. À partir des années 90, elle a d’ailleurs reçu des prix importants. Là où lui disait dans les années 50-60 ‘mais c’est n’importe quoi, ce qu’elle nous dit”, on s’est rendu compte avec le temps que c’était des choses extrêmement importantes. Et cela, on ne peut le réaliser qu’avec le temps. Peut-être cette reconnaissance tardive est-elle due un peu au fait qu’elle était une femme, mais c’est relativement raisonnable dans son cas ! C’est triste à dire, mais vous avez une sorte de misogynie ordinaire et elle l’a subi forcément à son époque. Les astrophysiciennes ont toutes eu des problèmes à cette époque. Le cas de Jocelyn Bell (qui a découvert les pulsars mais le prix Nobel est allé à son directeur de thèse, NdlR) est plus grave, en termes d'exemple emblématique.