De la viande artificielle dans nos assiettes : fausse solution ou réelle alternative ?
La mise en vente d’une viande entièrement élaborée en laboratoire vient d’être autorisée à Singapour. Une première mondiale qui ouvre la voie à de nouvelles perspectives… et soulève de nombreuses questions. La Libre s'intéresse, dans le cadre de son dossier "C'est pour demain", à cette nouveauté qui fait débat.
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- Publié le 20-12-2020 à 12h06
- Mis à jour le 30-04-2022 à 16h34
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C'est un pas de plus vers la science-fiction. Le 2 décembre dernier, les autorités sanitaires de Singapour ont autorisé la vente de viande artificielle - aussi appelée "viande in vitro" ou "viande cultivée" - sur leur territoire. Une viande de poulet entièrement élaborée en laboratoire par la start-up américaine Eat Just sera bientôt disponible dans des restaurants de la Cité-Etat. "Une première mondiale", s'est réjouie l'entreprise dans un communiqué.
Loin d'être nouveau, le concept de viande artificielle est étudié depuis plusieurs années par les scientifiques. Le principe ? Cultiver de la viande à partir de cellules-souches animales. Le premier prototype de steack créé in vitro avait été dégusté à Londres en 2013.
Actuellement, des dizaines de start-ups travaillent sur des projets de viande artificielle dans le monde mais la production était restée expérimentale. "Je suis persuadé que l'autorisation du régulateur pour notre viande cultivée sera la première d'une série à Singapour et dans d'autres pays dans le monde", a affirmé Josh Tetrick, co-fondateur et PDG de Eat Just.
À l'heure où l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) prévoit que la consommation de viande dans le monde devrait doubler d'ici 2050, cette annonce représente-t-elle une réelle alternative ?

Plus écologique ?
Dans son rapport spécial de 2018, le Groupement international d'expertise sur le climat (GIEC) estime que l'élevage de bétail dans le monde est responsable de 14,5 % des émissions de gaz à effet de serre d'origine anthropique, c'est-à-dire liées aux activités humaines. L'utilisation des sols (30% de la surface terrestre non couverte par les glaces) et la consommation d'eau (8% de l'utilisation humaine) nécessaires pour ce type d'agriculture impactent grandement l'équilibre de notre planète.
La viande élaborée en laboratoire permettrait de limiter ces impacts. En revanche, de nombreuses autres conséquences néfastes pour l’environnement sont déjà pointées du doigt.
"La première comparaison réalisée en 2011 entre viande conventionnelle et viande cultivée était très flatteuse pour cette dernière (…), annonçant une réduction de gaz à effet de serre de 78 à 96 % et la nécessité de 7 à 45 % d'énergie et 82 à 96 % d'eau en moins. Mais des études plus récentes suggèrent que son impact environnemental pourrait être supérieur sur le long terme à celui de l'élevage", analyse le biologiste et immunologiste de l'ULB, Eric Muraille.
Contacté par nos soins, l'expert précise ses propos : "Il faut toute une infrastructure pour maintenir la bonne température et garantir la stérilité des cultures cellulaires et nous savons maintenant que tout cela demande une grande quantité d'énergie, qui n'était pas prise en compte dans les premières études qui se focalisaient sur le taux de bioconversion pure".
Des réserves partagées par Bernard Feltz, professeur émérite de l'Institut supérieur de philosophie de l'UCLouvain, spécialisé en philosophie des sciences et en éthique environnementale : "Il s'agit d'un processus qui va dans le renforcement de la protéine animale. Or, une protéine animale demande dans tous les cas beaucoup plus d'énergie qu'une protéine végétale".
Outre le coût énergétique, Eric Muraille pointe également les coûts en termes d'écosystème : "Nous savons qu'un pâturage est écologiquement moins rentable qu'une forêt mais si on décide de transformer cet espace en parking ou en zone d'habitations, alors le pâturage est nettement plus intéressant au niveau écologique, rétention de carbone et biodiversité".

Plus éthique ?
Selon la FAO, 65 milliards d’animaux sont abattus chaque année dans le monde pour finir dans nos assiettes, soit près de 2000 animaux par seconde. L’un des principaux atouts mis en avant par les partisans de la viande artificielle est l’absence de souffrance animale pour sa production.
Plusieurs associations de défense des animaux encouragent d'ailleurs ces recherches. En 2008, l'organisation mondiale PETA avait même promis un million de dollars aux scientifiques qui développeraient un procédé de production de viande de poulet artificielle avant 2012.
En Belgique aussi la production de viande in vitro remporte les faveurs d'associations de défense des animaux. "Pouvoir produire de la viande sans tuer d'animaux et sans élevage intensif, c'est évidemment une bonne nouvelle", nous confie Ann De Greef, la directrice de Gaia. Selon elle, il ne faudrait même pas parler de viande "artificielle" mais bien de "viande cultivée". "Celle-ci a été créée en laboratoire mais elle ne sera pas produite en laboratoire. La viande provenant de l'élevage intensif aujourd'hui avec tous ses additifs n'est pas plus naturelle", estime la directrice de l'organisation.
Néanmoins, certaines voix s'élèvent pour dénoncer le problème éthique à instrumentaliser la vie de A à Z et l'impact de ces recherches sur notre rapport à l'animal. Un argument écarté par Bernard Feltz : "C'est notre agriculture actuelle qui mène à une forme de négation de la vie animale. Quel est le statut d'une poule dans un élevage intensif ? Une machine à œufs. Une vache dans un élevage intensif ? Un numéro", illustre l'expert. Selon lui, cultiver de la viande artificielle revêt dès lors un aspect plus positif sur le plan du bien-être animal.

Plus sain ?
Un atout de la viande qu'il ne faut cependant pas nier est sa valeur nutritionnelle. Elle représente une source majeure de protéines, de fer, de zinc ou encore de vitamine B12 pour notre organisme. Ce nouveau type de viande permettrait-il de fournir les mêmes apports nutritionnels ? Selon les experts du GIEC, les protéines végétales et la viande de culture ont le potentiel nécessaire pour remplacer la viande.
Serge Pieters, diététicien et professeur de diététique à l'Institut Paul Lambin, n'est quant à lui pas encore tout à fait convaincu : "La qualité des protéines semble être bonne mais d'autre part il n'y a peut-être pas les mêmes richesses en micro-nutriments tels que le fer, les vitamines B12 ou le zinc. Je n'ai jamais eu les infos suffisantes pour affirmer que la richesse en micro-nutriments de ce genre de produits permettait éventuellement de compenser la consommation de viande".
Outre l'apport nutritionnel, ce type de viande pourrait-il être meilleur pour la santé que la viande conventionnelle ? Aucune étude nutritionnelle n'a pu être faite sur le sujet pour le moment étant donné que cela demande de pouvoir analyser une consommation régulière. "Prétendre qu'il y a un avantage ou un désavantage de consommer ce type d'alimentation, nous ne pouvons pas le faire actuellement", explique Eric Muraille. "En revanche, ce qui est relativement net, c'est que pour donner du goût à cette viande, pour la rendre appétissante, celle-ci va vraisemblablement rentrer dans ce qu'on appelle les aliments ultra-transformés. Or, la nourriture ultra-transformée est une des principales responsables de l'obésité et de toute une série de maladies inflammatoires à l'heure actuelle."
D'un point de vue sanitaire, ce nouveau type d'alimentation pourrait cependant empêcher certaines maladies propres à la consommation de viande conventionnelle, estime Serge Pieters. "Puisqu'il n'y a pas tout l'élevage animalier dans ce processus, les pathologies amenées par les animaux telles que la grippe aviaire ou la peste porcine sont réduites, avance le diététicien. Mais il faudra évidemment évaluer le sérieux des sociétés qui vont développer ce processus et contrôler leurs critères de qualité."

Plus accessible ?
À ce jour, les quantités produites sont encore très faibles et les coûts très élevés. "Il s'agit actuellement d'une viande d'exception, certainement destinée à quelques restaurants très chics à Singapour", analyse Eric Muraille. Un avis partagé par Serge Pieters : "En termes de réduction de notre consommation de viande, de protection du bien-être animal ou encore de santé publique, c'est vrai que c'est une alternative prometteuse. Mais sera-t-elle réellement accessible à tout le monde ? Je pense que cela sera plus compliqué, du moins dans un premier temps".
Les coûts énergétiques, logistiques et par conséquent financiers de cette production font douter les deux spécialistes que ce type d'alimentation puisse un jour représenter une véritable alternative à l'élevage intensif. "Mais vu le nombre d'entreprises qui s'y intéressent, il se peut qu'il y ait des développements technologiques dans les prochaines années qui permettent de réduire les coûts", ajoute Eric Muraille.
Pour le moment, bien que plusieurs entreprises privées aient investi dans ce domaine, aucune autorisation n'a encore été donnée au niveau européen par rapport à la mise en vente de viande cultivée. "En Europe, ce n'est pas pour demain mais on espère pour après-demain", confie Ann De Greef.
Autre signe démonstratif que la viande artificielle n'atteint pas encore nos frontières : du côté du cabinet de la ministre wallonne au bien-être animal Céline Tellier, "on ne prend pas position sur ce dossier à ce stade".
Il semble donc que l’arrivée de la viande cultivée dans les rayons de nos supermarchés et au menu de nos restaurants ne soit pas pour tout de suite et que les avis sur la question divergent encore. Cependant, parmi les personnes interrogées, il ressort l’opinion partagée que la meilleure alternative à la surconsommation de viande aujourd’hui reste la diminution de la consommation de viande, artificielle ou non.
De la viande artificielle dans l’espace avant nos assiettes ? Serge Pieters, outre son activité de diététicien et d’enseignant, est impliqué en tant que co-responsable des aspects nutritionnels du projet MELISSA pour l’Agence Spatiale Européenne. Cette mission consiste à envisager l’alimentation des astronautes lors de leur séjour sur la planète Mars. C’est pour les voyages dans cette partie de l’univers que le spécialiste entrevoit les perspectives les plus intéressantes : "L’Agence spatiale a beaucoup d’avance à ce niveau-là. Nous effectuons pour le moment des expériences très prometteuses comme la production de nourriture et d’eau potable à partir de déchets de l’être humain ou encore la production de nourriture à partir de la lumière". Parmi ses recherches, l’agence spatiale compte également intégrer progressivement des cultures cellulaires pour arriver à nourrir les astronautes de différentes manières. "On ne trouvera jamais l’aliment parfait qui permettra de tout apporter, on expérimente donc différentes choses afin d’avoir plusieurs possibilités à disposition", explique Serge Pieters. En termes sanitaires, les critères de sécurité des astronautes sont beaucoup plus poussés que tout produit que l’on trouve dans les grandes surfaces, précise le spécialiste. "Si l’on arrive à produire cela pour des astronautes, alors il y aura des retombées terrestres qui seront certainement intéressantes. Au vu de nos critères, de notre charte et de toutes les études que nous aurons réalisées pour vérifier que ce produit est sain et de bonne qualité, à ce moment-là il y aura certainement une pénétration sur le marché qui sera plus importante."