Avec sa nouvelle station spatiale, la Chine veut "s’affirmer comme deuxième puissance mondiale" et "attirer les Russes"
La Chine envoie ses premiers "taïkonautes" dans l’espace depuis 2016 dans les prochaines heures. Ils doivent préparer la nouvelle station spatiale chinoise.
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- Publié le 15-06-2021 à 19h28
- Mis à jour le 17-06-2021 à 09h57
On ignorait encore leur nom jusqu'il y a quelques heures, mais on savait qu'ils étaient trois, tous des hommes. La Chine s’apprête à envoyer trois taïkonautes - l’appellation locale des astronautes - dans l’espace, une première depuis 2016. Selon son habitude, l’agence spatiale chinoise a gardé secrètes jusqu'à la dernière minute les informations sur le moment exact du lancement et le détail de la mission, y compris l’identité des participants. Mais mercredi, l'agence a confirmé dans une conférence de presse que le départ aurait lieu ce jeudi 17 juin, à 3 h 22 du matin, heure belge. Les trois astronautes de l'équipage sont Nie Haisheng, Liu Boming et Tang Hongbo. Nie est le plus expérimenté des trois (il a déjà volé en 2005 et 2013) tandis que Tang volera pour la première fois. Il a été sélectionné en 2010. Les astronautes rejoignent pour trois mois la station spatiale en train d’être construite par la Chine.

"En 2003, le premier taïkonaute a eu son nom dévoilé lorsqu’il était déjà dans l’espace, se souvient l’astrophysicien Gregor Rauw (ULiège). C’est une philosophie très différente. Ce qu’ils veulent bien nous dévoiler de leur programme n’est que la pointe de l’iceberg. Mais on ignore les détails de ce qui se cache en-dessous... Cela fait partie du côté autoritaire, et du côté cadenassé du programme chinois. Le spatial fait partie de la propagande chinoise…"
Le 29 avril, le premier des trois éléments, le module central Tianhe ("Harmonie céleste"), lieu de vie des astronautes, avait été lancé. Un mois plus tard, c’est un vaisseau avec des fournitures qui s’était amarré au module de base.
La station spatiale Tiangong ("Palais céleste") aura besoin d’une dizaine de lancements pour achever son assemblage et devrait être opérationnelle en 2022. Quatre missions habitées au total sont prévues, ce qui, avec 12 personnes, est davantage que ce que la Chine a envoyé entre 2003 et 2016. Une deuxième est encore programmée cette année, pour une durée de six mois. Le précédent séjour dans l’espace d’astronautes chinois avait duré 30 jours.
Fin mai, le président Xi Jinping, lors du congrès national de l’Association chinoise pour la science et la technologie à Pékin, avait souligné l’importance pour la Chine de "l’autosuffisance et l’autonomie en matière de science et de technologie". "La quête d’indépendance de la Chine en matière d’innovation scientifique se reflète dans ses diverses réalisations, notamment le système de navigation par satellite Beidou, l’exploration spatiale, y comprisles sondes lunaires et martiennes et la construction de la propre station spatiale chinoise", avait-il déclaré. "Ce lancement est un événement important car il confirme la position de la Chine dans le club des (très) grandes puissances du spatial : à travers l’opération d’une station spatiale permanente en orbite basse, elle montre qu’elle maîtrise les technologies du vol habité de bout en bout (lanceurs spécifiques, vaisseau habité, systèmes de support de vie, rendez-vous orbitaux, rentrée atmosphérique, etc). C’est une réelle démonstration de savoir-faire dont seuls les Américains et les Russes ont su faire preuve jusqu’ici", analyse le blogueur Jean Deville, spécialiste du spatial chinois et habituellement basé à Shanghaï.
Cylindre de 16 mètres de long
Le Palais céleste évoluera à entre 340 et 450 km d’altitude. Pour cette mission-ci, les trois hommes vivront dans un cylindre de 16 mètres de long et de 4 mètres de diamètre. "La station sera bien plus grande que ses deux prédécesseurs, Tiangong 1 et 2, que la Chine avait mises en orbite, qui sont redescendues et ont brûlé dans l’atmosphère. On estime cependant que le volume de cette station encore en construction serait seulement d’un tiers de l’ISS (station spatiale internationale), remarque l’astrophysicien Gregor Rauw (ULiège). Pour éviter qu’elle descende petit à petit dans l’atmosphère et brûle mais au contraire soit plus permanente, la station chinoise est équipée d’un système de propulsion électrique, dit ionique, qui permet de réajuster sa trajectoire de manière régulière. C’est la première fois qu’on expérimente ce type de propulsion sur un vaisseau habité. C’est une technique innovante qui pourrait être utilisée pour un voyage vers Mars, car elle nécessite moins de carburant. La Chine a déjà démontré qu’elle était innovante et créative avec la mission sur la face cachée de la lune et aussi récemment avec la mission martienne. Pour la première fois, un orbiteur et un rover faisaient partie d’une même mission martienne. Le temps où elle se contentait de copier les vaisseaux spatiaux soviétiques est révolu. Maintenant, elle va commencer à assumer une place indépendante dans le domaine spatial.Ils ont leur propre lanceur, leur vaisseau habité, à présent leur station spatiale. La Chine s’affirme à présent comme la deuxième puissance spatiale, derrière les États-Unis. La Russie a encore beaucoup d’ambitions, mais elle n’en a plus les moyens. Quant à l’Europe, en termes de vol habité, elle n’est que le ‘client’ d’autres puissances."
Livraisons à venir
La durée de vie prévue de la station est de 10 à 15 ans. Parmi les utilisations évoquées par les experts : base pour des missions habitées vers la Lune, tourisme spatial, sciences spatiales ou encore applications concrètes pour les humains. "Les expériences scientifiques menées à bord promettent d’être très intéressantes", estime Jean Deville, évoquant notamment un télescope spatial qui co-orbitera avec la station. La station sera pourvue de modules expérimentaux Mengtian et Wentian. Le téléscope spatial Xuntian est prévu pour être lancé en 2024 et co-orbiter avec la station.Toutefois, les trois taïkonautes envoyés cette semaine n'ont pas pour objectif principal de mener des expériences. Ils sont plutôt envoyés comme "techniciens du chantier" pour la mise en forme de la station pour les "livraisons" suivantes. "Le vaisseau automatique a apporté des scaphandres pour des opérations extravéhiculaires (ils disposeront aussi d’un bras robotique, NdlR), et c’est dans le but de préparer la station, observe Gregor Rauw. Il leur faudra des semaines pour maîtriser l’engin. C’est une étape assez logique, c’est le processus qui a été suivi pour les stations russes Saliout, par exemple.En termes de sécurité, cela ne change rien pour les astronautes.Pour l’ISS aussi, on a assemblé quelques modules et très rapidement, on a essayé d’avoir des personnes à bord"
Laisser une station dans l’espace sans maintenance - ou attendre que la construction soit bouclée sans l’habiter - mène en effet à une rapide dégradation, en raison des micrométéorites dangereuses pour le revêtement ou des particules cosmiques qui peuvent affecter les panneaux solaires et l’électronique.
"Les Chinois veulent attirer les Russes"
L’astrophysicien Gregor Rauw est spécialiste de l’exploration de l’espace à l’ULiège.
Quel changement provoque l’arrivée de cette station au niveau des rapports entre les puissances spatiales ?
Ce qui se passe ici pour le moment, c’est une opération de la Chine pour montrer au monde entier qu’ils ont à présent une station spatiale. Ils insistent d’ailleurs souvent sur le fait qu’ils sont ouverts à la coopération, afin de se distinguer des États-Unis, qui, eux, ont fermé la porte à la Chine dans leurs projets. C’est clair, pour la Chine, le spatial, c’est un moyen de s’affirmer en tant que puissance mondiale et régionale, via le soft power. La station spatiale sert aussi, je pense, à attirer les Russes de leur côté. La Russie et la Chine ont déjà annoncé leur intention de faire ensemble une station lunaire.
Les Russes ont de leur côté fait connaître leur souhait de construire leur propre station. Ils veulent se retirer de l’ISS (station spatiale internationale). Les Russes ont des ambitions mais ils n’en ont pas les moyens. Donc, s’ils voient que la station chinoise fonctionne et le partenariat lunaire aussi, ils pourraient très bien se tourner vers la Chine pour aller ajouter des modules russes à la station chinoise. Je vois cela comme une possibilité.
Nous sommes en effet en contexte de fin de vie de l’ISS…
Il y a tout d’abord le problème du vieillissement de l’ISS qui devient pressant. Il y a des problèmes de fuites par exemple… Il y a aussi son coût, qui est assez important. Et le retour sur investissement est assez faible. Une bonne partie des activités de l’équipage consiste à maintenir l’ISS en état de fonctionnement… Et les Russes ont supporté une grosse portion de ce coût, davantage que ce qu’on pensait au départ. De leur côté, les Américains ne veulent plus investir dans l’ISS mais la transférer au secteur privé. En plus des tensions géopolitiques entre la Russie et les États-Unis, il y a donc une volonté de se retirer de l’ISS. Cela ne veut pas dire que l’ISS va terminer brutalement sa vie dans trois ans, en 2024, mais que probablement, progressivement, on va voir une régression des missions vers l’ISS et un transfert vers d’autres projets. Les États-Unis ont besoin de cet argent-là (3 à 4 milliards par an pour l’ISS) pour financer le retour vers la Lune.
Est-il possible que la station spatiale chinoise soit à un moment le seul avant-poste humain dans l’espace ? Ce serait alors une humiliation pour l’Occident, non ?
Oui, cela me semble tout à fait possible. On est encore loin d’avoir la Gateway, station orbitale lunaire. Et on attend toujours que l’administration Biden confirme l’objectif lunaire de 2024… On sait qu’on peut encore compter sur l’ISS pendant trois ans environ… Côté États-Unis, il y a un projet qui consiste à ajouter un module privé à l’ISS, qui, quand elle arriverait en fin de vie, serait maintenu de façon autonome, comme "hôtel de l’espace"… Mais ce n’est qu’un projet ! Cela ne me paraîtrait pas une humiliation, on a connu cette situation par le passé. En fait, c’est simplement une redéfinition des objectifs. C’est une situation où on se choisit un nouvel objectif, et, comme on ne peut pas tout faire, on laisse la place pour la station spatiale aux Chinois. Les Américains n’en feront pas une maladie. Ce qui leur ferait beaucoup plus de peine, c’est que, malgré tous les efforts menés pour retourner sur la Lune, ils n’y parviennent pas et que les Chinois y envoient, eux, des taïkonautes avant que les Américains puissent le faire. Cela, ce serait une humiliation.
Chute incontrôlée
En mai, une partie de la fusée Longue Marche-5B, qui avait envoyé le module principal de la station spatiale chinoise, était retombée de façon incontrôlée sur Terre. "La particularité est que le premier étage, très grand, de la 5B se met en orbite autour de la Terre pendant un certain temps, indique l’astrophysicien Gregor Rauw (ULiège). Dans la plupart des fusées, le premier étage (avec les propulseurs d’appoint) retombe directement dans l’océan, ou bien il est récupéré, comme chez Space X. Dans cette fusée 5B, il n’existe pas de moyen de contrôle pour le faire rentrer dans l’atmosphère plus rapidement. La fusée du lancement de ce jeudi a une architecture différente et donc la rentrée incontrôlée ne se produira pas. Mais cela va encore arriver quand les modules suivants seront lancés, aussi avec une 5B. Cette situation montre que la Chine, alors qu’elle a fait énormément de progrès en peu de temps au niveau de son programme spatial, n’en a pas fait au niveau de sa philsophie sur les débris, la durabilité… La Chine a encore un long chemin à parcourir, notamment au niveau des carburants qu’elle utilise, qui sont très efficaces mais extrêmement polluants. Pour le lancement de cette semaine, elle emploie un carburant extrêmement toxique, alors que d’autres pays utilisent déjà des alternatives."