"Le risque d’être isolé dans sa propre langue existe"
Dans un rapport, 250 scientifiques décrivent "l’ère de l’homme-machine". Dans laquelle oreillettes, lunettes et logiciels nous traduiront de façon automatique et en temps réel les langues étrangères. Fanny Meunier, l'une des auteurs du rapport, fait le point.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/f744db9d-4059-49f1-b3ae-ab829b0df5cc.png)
- Publié le 25-06-2021 à 19h57
- Mis à jour le 27-06-2021 à 17h42
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/WYRXKKYJVRC6PMOPD54GUINMB4.jpg)
La chercheuse , linguiste Fanny Meunier fait partie des auteurs du rapport. Elle est présidente de l’institut Langage et communication à l’UCLouvain.
Avec ces technologies présentées dans le rapport, sera-t-il encore nécessaire d’apprendre les langues étrangères ?
Tout d’abord, il s’agit d’un rapport prospectif. On ne dit pas que tout sera là demain. Mais ces technologies existent et c’est important d’y réfléchir.Oui, il faudra continuer à apprendre les langues. Mais il faudra les apprendre différemment. Comme toutes les technologies, ces technologies auront beaucoup de points forts mais aussi beaucoup de points faibles. Par exemple, il est fort probable que la technologie n’existe pas pour toutes les langues, au même moment. En outre, il est fort possible que la technologie soit loin d’être parfaite, même si les traductions automatiques actuels sont très bonnes. Troisième aspect : la technologie fait des choses que la technologie permet ! C’est-à-dire qu’elle va être meilleure que l’humain, a priori, pour pouvoir traduire des choses très logiques et très claires, des successions de phrases récurrentes, par exemple… Mais la technologie n’est pas créative ni empathique et met une distance entre les personnes. Il faudra choisir de continuer à apprendre les langues, de parler les langues sans avoir besoin d’avoir recours à ces technologies, parce que le rapport humain-humain sera vraiment très important. Un simple exemple : quand on sera à la plage, par exemple, on n’aura pas forcément envie d’avoir un casque, une oreillette, pour parler avec quelqu’un… Si la technologie devient un frein pour communiquer avec les autres, ce n’est pas le but. Cela doit devenir une aide.
Quels sont en revanche les points forts ?
L’un des points forts, c’est que ce sera une aide précieuse… Par exemple, pour trouver un mot plus facilement. Quand on voudra commander quelque chose, on trouvera le mot de manière aisée, voire la phrase toute faite et directement traduite. Cette aide intégrée nous facilitera la vie. On pense aussi aux situations d’urgence. Le fait que quelqu’un qui a besoin d’aide puisse l’exprimer dans sa langue est évidemment bénéfique., on pense par exemple à tous les trajets migratoires à l’heure actuelle et l’aide que peuvent apporter certaines technologies mobiles. Si on prend le cas de la classe de langue, le casque virtuel pourra par exemple être intégré dans l’apprentissage scolaire. On pourra par exemple rentrer dans un magasin virtuel, acheter... Pour certains élèves, pour qui voir un mot écrit et sa traduction ne suffisent pas, cela deviendra beaucoup plus concret. Et lors de l’apprentissage d’une langue étrangère, parler en public peut parfois faire peur. Pouvoir s’entraîner avec un robot et une audience virtuelle, va pouvoir retirer une certaine pression des épaules des apprenants en leur donnant ces outils. Mais il va falloir bien les utiliser.
Ces technologies amèneront-elles à une meilleure ou moins bonne communication entre humains ? Ici, on resterait isolé dans sa propre langue, un peu comme les réseaux sociaux nous amènent à être avec des gens qui pensent comme nous…
Comme toute technologie, elle n’est aussi bonne ou mauvaise que par l’utilisation qu’on en fait, ou ce que les humains leur permettent de faire. Si on pense aux langues, il faudra veiller à bien l’utiliser pour que la technologie n’isole pas. À ce que l’on peut gagner en termes d’apprentissage et de communication ne mette pas de côté tous les aspects culturels, d’altérité, de compréhension de la culture de l’autre. On sait très bien qu’il ne suffit pas de traduire des mots pour que la compréhension soit totale. Par exemple, d’une culture à une autre, il peut y avoir des façons d’être polis qui s’expriment différemment, et qui, traduites mot à mot, peuvent paraître abruptes à d’autres cultures. Nous n’allons pas pouvoir passer à côté de l’acceptation des différences et de la connaissance culturelle. Et ce n’est pas la machine qui va nous l’apporter. Ce danger d’être isolé dans sa propre langue grâce à ces technologies existe en effet tout à fait. Et comme le rapport le dit, on risque même de perdre de la force cognitive. Car si on reste en permanence dans une même langue et qu’on ne voit plus les liens avec d’autres langues, le risque est d’appauvrir nos propres connaissances. […] Les points d’éthique sont aussi très importants. Les décisions tant politiques qu’économiques qu’éthiques doivent s’associer pour choisir les technologies que l’on souhaite utiliser et promouvoir. Il faut réfléchir dès maintenant à ces questions même si on n’a pas encore toutes les réponses.