Comment Henrietta Lacks a bouleversé la médecine moderne grâce à ses cellules "immortelles"
Henrietta Lacks est une patiente afro-américaine qui a marqué l'histoire de la médecine moderne. En 1951, alors qu'elle est atteinte d'un cancer, des médecins prélèvent des cellules cancéreuses sans son consentement afin de les étudier. Celles-ci se révèlent "immortelles" et deviennent les premières cellules humaines à être cultivées in vitro, donnant naissance à la lignée cellulaire HeLa, encore largement utilisée aujourd'hui. Mais la famille réclame justice, estimant avoir été manipulée et abusée par les scientifiques.
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Publié le 29-08-2021 à 11h58 - Mis à jour le 17-02-2022 à 18h52
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Henrietta Lacks passe les portes de l’hôpital Johns Hopkins le 29 janvier 1951. Son mari David et trois de leurs enfants patientent dans la voiture. Il leur a fallu parcourir plusieurs dizaines de kilomètres afin de trouver un hôpital acceptant de soigner les personnes de couleur. D’un pas pressé, Henrietta Lacks traverse le hall d’entrée et se dirige vers le secrétariat du cabinet de gynécologie de la clinique.
Cela fait plus d’un an qu’elle est persuadée que quelque chose ne tourne pas rond. La jeune Afro-Américaine de 31 ans perçoit une grosseur anormale dans son utérus. Les douleurs avaient commencé bien avant de tomber enceinte de Joe, le plus jeune de ses enfants, mis au monde quelques mois auparavant, le 19 septembre 1950. Mais ce matin de janvier, des saignements anormaux la poussent à consulter. En l’examinant, le docteur trouve une tumeur et procède à des prélèvements afin d’établir un diagnostic. Le verdict tombera quelques jours plus tard. Il s'agit d'un cancer du col de l'utérus, en phase terminale.
Le 5 février, Henrietta Lacks retourne à l’hôpital Johns Hopkins pour entamer son traitement. A l’époque, le radium est utilisé pour tuer les cellules cancéreuses. Placée à proximité immédiate de la zone à traiter, la source radioactive scellée permet de se débarrasser des tumeurs. Les médecins réalisent donc une série de tests avant de procéder à l’opération, qui se déroule sans accroc. Une biopsie de son col de l’utérus est également réalisée, sans l’en informer. La pratique est courante dans les années 50 : à l’époque, il n'existe aucune obligation d'informer ou d'obtenir le consentement des patients lors du prélèvement d'échantillons de cellules ou de tissus à des fins de recherche. Henrietta Lacks quitte l’hôpital deux jours plus tard. Les échantillons sont quant à eux envoyés dans un laboratoire voisin.

Une découverte révolutionnaire
Cela fait déjà plusieurs années que le Dr. Georges Gey collecte des cellules de patientes s’étant présentées à l’hôpital Johns Hopkins avec un cancer du col de l’utérus. Le chercheur et son équipe concentrent leur travaux sur la culture d’une lignée de cellules immortelles, soit des cellules qui se divisent continuellement, pour une durée infinie, en culture. Jusque-là, tous les échantillons mourraient rapidement. C’est donc sans entrain que l’équipe se met au travail en recevant les tubes contenant les prélèvements d’Henrietta Lacks, sur lesquels figurent en grosse écriture noire quatre lettres, “HeLa”.
Cette fois, les choses se passent différemment : les cellules cancéreuses d’Henrietta Lacks ne meurent pas. Au contraire : celles-ci doublent toutes les 20 à 24 heures et grandissent 20 fois plus rapidement que les cellules saines de la jeune femme, qui étaient mortes après quelques jours en culture. Les cellules d’Henrietta Lacks semblent immortelles. Elles se divisent si bien qu’il est possible de les étudier, mais également de les distribuer à d’autres laboratoires. C’est la naissance de la lignée HeLa.

Un secret bien gardé
De son côté, Henrietta Lacks ignore tout de la découverte du Dr. Gey. Après son hospitalisation, elle reprend une vie normale et s’occupe de ses enfants, profitant des week-ends pour se rendre à la campagne. La tumeur disparaît grâce au traitement à base de radium et tout semble rentrer dans l’ordre. Mais très vite, la fatigue s’installe. Il lui est de plus en plus difficile de marcher et des douleurs commencent à apparaître. Le 8 août 1951, alors qu’elle se rend à une séance de traitement de routine, Henrietta Lacks demande à être admise à l’hôpital Johns Hopkins en raison de douleurs abdominales persistantes. Elle passe les derniers mois de sa vie dans une chambre froide et impersonnelle de la clinique, avant de s'éteindre le 4 octobre 1951. Comme le révélera une autopsie réalisée après sa mort, le cancer était revenu et s’attaquait à tout son corps.
Sans le savoir, cette jeune femme afro-américaine a marqué l’histoire de la médecine. Pendant les années suivant son décès, ses “cellules immortelles” continueront d’être commercialisées et distribuées aux chercheurs du monde entier, permettant ainsi de nombreuses avancées médicales. La lignée HeLa jouera par exemple un rôle essentiel dans la mise au point par Jonas Salk du vaccin contre la polio, dans les années 50. Malgré l’impact incontestable de sa découverte, le Dr. Gey n’informe pas la famille d’Henrietta.
Ce n’est qu’en 1973, une vingtaine d’années après le décès, que la vérité éclate au grand jour. A l’époque, une controverse secoue le monde scientifique : on soupçonne les cellules HeLa d’avoir contaminé d’autres lignées cellulaires. Un groupe de scientifiques décide donc de contacter les descendants d’Henrietta Lacks, dans l’espoir d’utiliser leur ADN afin de pouvoir déterminer les cultures cellulaires appartenant bien à la lignée HeLa et de résoudre ainsi le problème de la contamination. A l’autre bout du fil, les Lacks, qui n'ont pas reçu d’éducation poussée, ne comprennent ni ce que sont les cellules HeLa, ni ce que cela signifie lorsque les médecins et les scientifiques leur disent que les cellules d'Henrietta sont "immortelles".
Le début d’un combat
Cela fait désormais plus de 70 ans que la lignée HeLa a été découverte. Depuis, elle a été citée dans plus de 100 000 publications scientifiques sur PubMed, est allée dans l’espace et a été utilisée pour étudier le génome humain ou pour en savoir plus sur le fonctionnement des virus. Plus récemment, les cellules HeLa ont contribué au développement d’un vaccin contre le Covid-19. De plus, les cellules d’Henrietta Lacks ont été le premier matériel biologique humain à être vendu, donnant ainsi naissance à l’industrie biomédicale, un business à plusieurs millions de dollars. Aujourd’hui, il est possible d’acheter en ligne des cellules HeLa ou des produits fabriqués à partir de celles-ci pour un prix allant de 200 à 10 000 dollars.
C’est finalement grâce au travail de Rebecca Skloot, auteure en 2010 du bestseller "The Immortal Life of Henrietta Lacks", que les descendants d’Henrietta Lacks comprennent à quel point ils ont été maintenus dans l’ignorance. Pendant des décennies, les médecins et les scientifiques ont omis à plusieurs reprises de demander le consentement de la famille lorsqu'ils ont révélé publiquement le nom d’Henrietta Lacks, donné son dossier médical aux médias. Le génome de ses cellules est publié en ligne par des chercheurs européens. Pour la famille, c’en est trop : elle entame alors un combat pour rétablir la justice.
Quelques mois après, en août 2013, un accord est conclu avec le National Institutes of Health (NIH) et l’hôpital universitaire Johns Hopkins. Il prévoit de limiter les recherches financées par le NIH sur les génomes des cellules HeLa et de placer deux membres de la famille Lacks dans un comité chargé d’approuver ces études. Et s’il est synonyme de reconnaissance pour la famille, l’accord ne prévoit aucune compensation financière.

“Traitement raciste et non éthique"
Dans le climat actuel de prise en compte de l'injustice raciale et de médiatisation du mouvement Black Lives Matter, certains estiment qu’une compensation financière est nécessaire. C’est le cas d’un laboratoire de l'université de Californie à San Diego et d’une société biomédicale basée au Royaume-Uni qui, en 2020, ont annoncé des dons à la Fondation Henrietta Lacks. Créée en 2010 par Rebecca Skloot, la fondation accorde des subventions aux descendants d’Henrietta Lacks ainsi qu’aux membres de la famille d'autres personnes dont le corps a été utilisé sans leur consentement pour la recherche.
Enfin, dernier rebondissement en date en juillet de cette année, la famille d'Henrietta Lacks a tout de même annoncé son intention de porter plainte contre les groupes pharmaceutiques qui ont tiré profit des cellules HeLa. “Ça fait 70 ans qu'ils utilisent les cellules et la famille Lacks n'a rien reçu en contrepartie de ce vol", a dénoncé lors d'une conférence de presse sa petite-fille Kimberly Lacks. "Ils l'ont traitée comme un rat de laboratoire, comme si elle n'était pas humaine, qu'elle n'avait pas de famille", a-t-elle poursuivi, en réclamant "justice pour ce traitement raciste et non éthique".
La famille a choisi d’être représentée en justice par l’avocat Ben Crump, connu pour sa défense des proches de victimes de violences policières, y compris George Floyd. L’avocat a indiqué que la plainte serait déposée le 4 octobre, pour le 70e anniversaire des prélèvements contestés. Celle-ci visera "tous ceux qui ont tiré profit de l'utilisation des cellules HeLa et qui n'ont pas conclu d'accord avec la famille pour la dédommager".
Grâce au combat mené par sa famille, l'histoire d'Henrietta Lacks et de ses cellules immortelles aura permis de mettre en lumière plusieurs questions bioéthiques importantes, notamment le consentement éclairé, la confidentialité des dossiers médicaux et la communication avec les donneurs de tissus et les participants à la recherche. L’héritage d’Henrietta Lacks, Afro-Américaine aux cellules immortelles, aura définitivement marqué les sciences modernes.