Comment un physicien a évité une amende en réalisant une démonstration de physique à un juge de police
Comment notre œil évalue-t-il la vitesse d’un véhicule arrivant vers nous ? Nos sens peuvent être trompeurs. Équations à l’appui, c’est ce qu’un physicien a démontré au policier qui l’accusait d’avoir accéléré à l’approche d’un signal “stop”.
- Publié le 02-05-2022 à 12h01
- Mis à jour le 04-09-2022 à 22h30
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Une chronique "Science étonnante" de Fabrizio Bucella, physicien, docteur en sciences et professeur à l’ULB, dont les livres, qui allient sciences et pédagogie, sont publiés aux éditions Dunod (Paris). Une fois par mois, il nous propose une chronique de vulgarisation scientifique où sont mis en avant des découvertes et des débats scientifiques qui sortent de l’ordinaire.
Galilée, qui vivait à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, était aussi à cheval sur les disciplines scientifiques. Il était autant un physicien, un astronome, un mathématicien, qu’un philosophe et un écrivain. De nos jours, c’est plutôt l’inverse. Les chercheurs sont hyper-spécialisés.
Mais on peut être un physicien hyper-spécialisé et réussir une plaidoirie devant un tribunal. Certes, on utilisera moins d’arguments juridiques que mathématiques, mais c’est le résultat qui compte. Il compte d’autant plus, si l’enjeu est une amende à 400 dollars. Il s’agit de la situation vécue en 2012 par un chercheur américain, Dmitri Krioukov, à qui on reprochait d’avoir brûlé un signal "stop" en arrivant à l’université le matin. Subsidiairement, il a donné une réponse positive et concrète à l’interrogation "à quoi sert la science ?".
Krioukov s'est fendu d'un article de quatre pages, graphiques et équations comprises, qui démontrait son innocence et intitulé justement The proof of innocence. Le point crucial de la démonstration physique est le suivant. Le policier se trouvait à la perpendiculaire de la voie et à trente mètres du signal, la voiture de Krioukov arrivant sur la gauche. Un peu comme si on était à quelques mètres du quai de la gare, le train arrivant au loin.
Le pandore était convaincu que la voiture ne s’était pas arrêtée et pour cause, elle prenait de la vitesse au moment où elle arrivait vers sa position. Comment aurait-elle pu s’immobiliser ? Ce serait un paradoxe.
Un possible miracle ?
Certes, la vue du policier avait été obscurcie pendant un bref laps de temps, un autre véhicule passant par là. Certes, le policier n’avait techniquement pas vu brûler le signal d’arrêt. Certes, certes… Mais enfin, une voiture arrive à fond de balle, accélère même avant le panneau, et continue juste après… Comment respecterait-elle ledit panneau ? Avec un miracle, se serait écrié Rabbi Jacob, mais dans la vraie vie ?
Krioukov a réalisé sa démonstration en deux temps. D’abord il a montré que le miracle était techniquement possible, puis il a convoqué des éléments médicaux afin de convaincre que le miracle s’était réalisé, juste ce jour-là.
Pour le premier temps, il a fait appel à un principe de physique astucieux. L’œil croit évaluer la vitesse du véhicule, mais il réalise une autre opération. La vitesse est la variation de l’espace par rapport au temps. Plus grande est cette variation (pour une même durée), plus grande est la vitesse. Pour l’instant, il n’y a pas de souci. Chacun d’entre nous a une certaine idée du temps qui passe. Vous-même qui lisez ces lignes savez évaluer depuis combien de minutes vous consultez ce site.
La question devient alors : quel est "l’espace" que l’œil évalue ? Est-ce l’espace linéaire, celui qu’accomplit le véhicule ? Dans ce cas, on analyserait la vitesse véritable. Imaginez que l’automobile soit à mille mètres du signal, comment pouvez-vous "vraiment" évaluer l’espace qu’elle parcourt ? En vérité, notre œil estime autre chose : l’angle que fait l’engin mobile par rapport à notre position. Au loin, cet angle ne semble pas varier, on a l’impression que le véhicule est immobile.
Il s’agit de la même astuce qu’on a tous expérimentée lorsqu’on attend un train sur le quai. Il faut bien entendu sélectionner une gare de passage et dégagée. Lorsque le train est au loin, il semble figé, alors qu’on sait pertinemment qu’il est à grande vitesse. Plus le véhicule se rapproche, plus il semble se mouvoir rapidement, alors qu’on sait pertinemment qu’il ralentit. En vérité, notre œil évalue la vitesse angulaire et non linéaire.
Nos sens nous trompent
L’information sensorielle que nous recevons est en quelque sorte trompeuse. Ce n’est que grâce à l’arrière-plan cognitif, soit le contexte (la gare), que nous corrigeons celle-ci et en tirons la bonne conséquence : le train arrive, quand bien même il ralentit, éloignons-nous de la bordure du quai. Ceci étant, l’expérience est bluffante. Il s’agit d’un des plus beaux conflits entre ces deux types d’informations (sensorielle et cognitive).
Pour revenir à Krioukov, sa vitesse linéaire diminuait bien à l’approche du feu. Le Longtarin local a cru, en toute honnêteté d’agent de la circulation, que la vitesse augmentait, car il évaluait la vitesse angulaire. Cette dernière amplifiait mécaniquement au fur et à mesure que l’automobile se rapprochait.
Il reste un mystère à éclaircir. Pourquoi le véhicule a-t-il freiné si brusquement, tellement que l’agent ne l’a pas vu ? Pour rappel, une autre automobile obstruait sa vue à ce moment-là. Les physiciens doivent aussi faire preuve d’imagination afin que les équations collent à la réalité. Il s’agit du deuxième élément de preuve, dont nous avons parlé. Krioukov a prétendu qu’il était un peu pressé et surtout qu’il avait un rhume, ce qui l’a fait piler brusquement sur la pédale de frein.
Cette utilisation quelque peu iconoclaste de certaines équations devrait mettre du baume au cœur à nos chères têtes blondes quand elles étudient leurs cours de mathématiques et physique, baume dont Victor Hugo n'avait manifestement pas eu l'usage, comme il l'écrit dans Les Contemplations :
"J’étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre ! Enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtait du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l’algèbre."