Au Traceolab, on construit et on teste les armes préhistoriques
L’archéologue Veerle Rots vient de recevoir le prestigieux prix Francqui, le “Nobel belge”. Elle traque les traces microscopiques laissées par les hommes préhistoriques sur leurs outils. Visite de son laboratoire liégeois, où l’on reproduit et teste les armes de l’homme de Néandertal.
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- Publié le 17-07-2022 à 08h00
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Posée sur un coin de table, parmi du papier bulle froissé, cette grosse pierre grise ne paie pas de mine. En fait, ce bout de quartzite est un outil préhistorique - peut-être utilisé pour la découpe - âgé d’environ 400 000 ans. On ne peut d’ailleurs la toucher qu’avec des gants en nitrile, dont les boîtes s’empilent juste au-dessus dans une étagère spéciale. Ce biface, envoyé de Zambie jusqu’au laboratoire liégeois de l’archéologue Veerle Rots, provient du très ancien site archéologique de Kalambo Falls. Et devrait aider à répondre à cette question : les hommes de cette époque étaient-ils déjà capables de "construire" des armes et de placer ce genre de silex sur des manches en bois ? Et démontrer ainsi qu’ils étaient capables de planification ?
Pour ce faire, la pierre zambienne - comme ses sœurs qui occupent le reste de la table - devra passer sous l’un des microscopes qui occupent les tables du laboratoire Traceolab de l’Université de Liège. Objectif : détecter les éventuels résidus organiques laissés sur le silex, mais surtout les traces, "blessures" causées dans la pierre par la conception et l’utilisation de ces outils il y a des centaines de milliers d’années.
"À partir du moment où on va produire un outil, des traces microscopiques vont se former. Si on taille un outil en silex, on tape dessus et le contact du percuteur avec la pièce va laisser des traces. Mais aussi en cas de retouche, de réaffutage… ", explique Veerle Rots, qui vient de recevoir le prestigieux prix Francqui (dit "Nobel belge") pour ses recherches dans cette discipline dite "tracéologie". "La méthode de la tracéologie, qui s'est développée dans les années 1980, était surtout focalisée sur les traces d'utilisation. L'hypothèse était que l'on avait besoin d'une friction suffisamment importante pour avoir des traces et que tous les autres processus ne résulteraient pas en traces. Moi, dans ma thèse, j'ai ajouté les autres types de traces. J'ai pu démontrer qu'il n'y a pas que l'utilisation qui laisse des traces visibles au microscope, mais également la manipulation et l'emmanchement. Et aussi la production." en montrant les photos prises au microscope des multitudes de traces possibles affichées au mur
Crucial pour le destin de Néandertal
Grâce à cette méthode, Veerle Rots a pu ainsi démontrer en 2013 que l’homme de Néandertal était capable de fabriquer des emmanchements, il y a 250 000 ans déjà. Une découverte révolutionnaire sur les capacités de "l’homme des cavernes".
"Le montage de silex sur des manches ou sur des pieux est une transition très importante , insiste Veerle Rots. Parce que cela veut dire qu'on doit planifier, chercher les matières pertinentes pour faire cette combinaison. On doit aussi se rendre compte que créer cet outil plus complexe va améliorer les actions, permettre des actions que ne sont pas encore possibles. Au départ, les archéologues pensaient que les Néandertaliens ne savaient pas grand-chose. Ils ne savaient pas chasser, tandis que l'Homme moderne, si. L'identification des pointes en silex utilisées comme projectiles a démontré qu'ils avaient la capacité de chasser et qu'ils disposaient de ces armes de chasse. À présent, une autre question se pose : leurs armes étaient-elles différentes de celles de l'homme moderne ? " Là aussi, la question est cruciale pour l'homme de Néandertal et son destin. L'idée actuelle est que Néandertal ne chassait pas à distance. Or cette pratique a des implications pour la survie, puisqu'il ne faut plus autant s'approcher de l'animal. Et la cause de la disparition de Néandertal reste encore un mystère en Préhistoire. "Un élément toujours avancé est que la technologie qu'ils avaient à disposition était différente et que l'homme moderne était beaucoup plus performant, car il avait entre autres des armes pour chasser à distance. On retrouve en effet du matériel en os ou organique en ce sens… Mais le retrouve-t-on chez l'homme moderne parce que c'est plus récent, et pas chez le Néandertalien parce que ce n'est pas préservé ? La tracéologie peut aider."
Reproduction d’outil préhistorique
Juste à côté d'elle, le chercheur post-doctorant Justin Coppe s'efforce d'y travailler. C'est même son unique mission. Il est en train d'examiner une pointe en silex au microscope. Celle-ci n'a cependant pas été conçue à la Préhistoire mais en 2022. Elle a été strictement copiée à partir d'une pièce retrouvée sur le site archéologique de Maisières-Canal, près de Mons (Hainaut). " On a la chance d'avoir sur ce site des déchets de fabrication et d'avoir pu reconstituer la technique exacte de production de ces pièces par l'homme moderne il y a 30 000 ans , explique le chercheur. Ce qui nous a permis de refaire les pièces à l'identique. On a besoin de refaire les pièces pour reconnaître l'arme sur une pièce archéologique." Pour analyser les traces archéologiques, Traceolab cherche en effet à créer toute la variabilité des traces qui peuvent potentiellement se former sur l'outil de pierre, à la fois par l'utilisation, la production, la prise (à la main ou emmanchement), ou encore le fait que les gens peuvent avoir marché dessus… Dans les tiroirs de bois numérotés qui couvrent les murs du laboratoire, se trouvent les milliers de ces "fausses pièces" fabriquées au XXIe siècle pour constituer petit à petit cette collection de référence. Ne "reste" plus alors qu'à comparer les traces dont les causes sont bien identifiées sur les fausses pièces à celles trouvées sur les pièces archéologiques.
Lancer du javelot
Sur l'écran d'ordinateur lié au microscope et où se dévoile l'image grossie, Justin Coppe montre les éclats dans la pointe de pierre, qui est destinée à être emmanchée. "Tout cela a été cassé lors de mon expérimentation. Chaque fois qu'une pièce va rencontrer un os, lorsqu'on a une action de propulsion, la pièce va casser, selon les conditions mécaniques imposées par le mode de propulsion, par l'arme utilisée. Ici, nous avons fait un tir avec les quatre grands types d'armes (arc, propulseur, épieu lancé et arme d'axe) sur une cible en gel balistique contenant un squelette de cerf. Le gel balistique est une gélatine, qui a une densité et une température particulière et qui reproduit la densité d'un muscle au repos. On n'utilise donc pas de cadavres d'animaux pour nos tests ! On a ici choisi un squelette de cerf, car à Maisières Canal, on a retrouvé la faune chassée et donc on peut reproduire une cible aussi proche de la réalité que possible."
Pour que les lancers soient les plus réalistes possible, Justin Coppe s'est entraîné depuis le début de sa thèse au lancer du pieu et de l'arme d'axe. Et Traceolab a aussi son expérimentateur attitré, Christian Lepers, qui dispose d'un laboratoire spécial où il conçoit les armes et autres outils avant de les tester. " À la base, c'est une passion. Je pratiquais le tir à l'arc et le tir au propulseur (un bâton en bois avec un angle dans lequel le fût lancé est monté, afin d'augmenter l'énergie) de manière très sportive", je suis aussi rentrée dans une société de chercheurs qui pratiquaient la taille du silex , explique ce chimiste laborantin de formation au cœur de sa caverne d'Alibaba, où on trouve en vrac des graminées destinées à une expérimentation sur la création de cordes, des écorces de bouleau pour fabriquer du goudron afin d'obtenir de la colle néandertalienne ou encore, stockés au plafond, des dizaines d'épieux et sagaies qu'il a fabriqués lui-même. "Je collecte le matériau en pleine nature. J'habite Rochefort, donc j'écume un peu la région ! Ces épieux sont en épicéa, la même espèce de bois que celle des épieux trouvés sur le site archéologique allemand de Schöningen. On a aussi utilisé du bois venant du commerce, mais c'est beaucoup trop souple, cela n'avait aucune qualité balistique !" Pour le geste lui-même, l'assurance d'avoir un lancer identique à celui de la Préhistoire ne sera jamais totale, mais l'expérimentateur se fie aux pratiques sportives qui ont subsisté, et à la biomécanique. "Si c'est efficace, si c'est un lancer compatible avec la possibilité de la biomécanique, on peut dire qu'on s'en approche fortement" , estime l'expert, esquissant un mouvement de lancer semblable à celui du javelot.
Mais contrairement au javelot sportif, avec la chasse à l'épieu, "ce n'est pas un jet en longueur qu'on cherche à obtenir, mais un jet de précision. La séquence de geste n'est pas la même ", note Justin Coppe, qui aussi mesuré dans une étude publiée en 2019 avec l'École royale militaire l'énergie développée par chaque type d'arme que les expérimentateurs étaient capables de lancer. Une flèche utilisée pour chasser un sanglier correspond à environ 30 joules, une sagaie 40-50, un épieu 70-80 et l'arme d'axe, 3300. Théoriquement, les femmes de Néandertal étaient d'ailleurs capables d'utiliser toutes ces armes, car cela demandait de la technique, et non de la force. "Dans mon échantillon, une femme de 50 kg a atteint 1500 joules à l'arme d'axe. C'est largement suffisant", explique Justin Coppe. "Ce sont nos stéréotypes que l'on projette sur la Préhistoire, avertit Veerle Rots. On n'a pas de données là-dessus : il n'y a pas de raisons qu'il y ait eu une division des tâches et que les femmes ne chassaient pas. Mais on ne le sait pas ! On doit être prudent, ne pas projeter ce que l'on veut voir sur la Préhistoire."