"Publier la science devrait fonctionner comme un Wikipédia"
Interview avec Johan Rooryck.
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- Publié le 04-09-2022 à 21h54
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Le Belge Johan Rooryck, professeur de linguistique à l'Université de Leiden, est le directeur exécutif et porte-parole de la Coalition S. Celle-ci regroupe les agences de recherche de onze pays européens (qui financent la recherche dans chacun de leur pays), la Commission européenne, l'OMS, la Fondation Gates…. La Coalition S milite pour l'accès libre total de la science financée par les deniers publics. Son Plan S demande que 100 % des études financées par les membres de la Coalition soient publiées en accès libre d'ici à la fin 2024 (contre 50 à 90 % à ce jour). Histoire que le public ne paie pas "deux fois" : pour financer l'étude et ensuite y avoir accès. Pour Johan Rooryck, la décision américaine, qui concerne des milliards de dollars de recherche et qui permet l'alignement des grandes agences dans le monde, est un "changement radical", susceptible aussi d'entraîner l'Inde et la Chine.
Comment accueillez-vous cette décision de la Maison Blanche ?
C’est un "game changer". Cela permet d’aligner les politiques des différentes agences de recherche dans le monde. Il est très clair que cette politique américaine a été inspirée par ce que nous avons fait avec la Coalition S. En 2018, nous avions dit : voici le grand principe ; dès 2021, toutes les publications issues de recherche subventionnées par nos agences doivent être en accès ouvert - d’une manière ou d’une autre - immédiat et sans embargo. Et aux agences d’implémenter cela de la manière qui leur semble la plus adéquate. Au sein de la Coalition, on s’est toujours dit que c’est lorsque les Américains nous rejoindront que ce sera vraiment le changement. (….) Leur décision va affecte des milliards de dollars en argent de recherche. Avec ce changement radical, je ne peux pas m’imaginer que la Chine et l’Inde restent derrière.
En quoi la situation des publications scientifiques des publications scientifiques est-elle problématique ?
Le premier problème, c’est que cela met beaucoup trop longtemps avant que les articles ne soient disponibles en accès ouvert (OA). La plupart des revues aujourd’hui sont à abonnement et la plus grande partie de la recherche n’est pas en accès ouvert. La seule manière d’assurer l’accès ouvert à des articles, c’est d’attendre la levée de l’embargo de six à douze mois. C’est dans le domaine médical que la nécessité de l’accès ouvert se fait ressentir de la manière la plus aiguë. On comprend pourquoi avec les épidémies Zika, Ebola et autres virus. On ne peut pas attendre six mois avant d’avoir les résultats. Avec la variole du singe, c’est la quatrième fois que les agences de recherche du monde entier se sont mises à genoux pour demander aux maisons d’édition d’ouvrir la recherche. Mais pourquoi le Covid et pas le cancer du sein, par exemple ? En outre, cela va être ouvert pendant six mois ou un an et puis ça va se refermer. Ce n’est pas une manière de manière de faire de la science ; ce n’est pas un pigeonnier qu’on ouvre et ferme comme un comme on veut !
Cette édition scientifique apparaît aussi dominée par quelques groupes…
Tout à fait. C’est ce qu’on appelle un oligopole. Cinq grandes maisons d’édition contrôlent à elles seules plus de 50 % de la publication scientifique. Par exemple, le groupe Elsevier possède 2 000 revues, qui publient en tout et pour tout 20 % en accès ouvert. Il est très clair que cet oligopole empêche les choses d’avancer. Ces maisons d’édition font des bénéfices de l’ordre de 30 à 40 % par an. Elles ont avalé durant ces vingt dernières années beaucoup de petits éditeurs. Il existe aussi de toutes petites maisons d’édition dans des domaines très spécifiques, avec des bénéfices annuels d’environ 7 %. Mais entre les deux, il n’y a rien.
Vous demandez aussi aux éditeurs davantage de transparence dans les tarifs. On peut arriver à des centaines ou milliers de dollars pour l’abonnement ou jusqu’à 11 000 dollars de paiement pour publier son étude en open access…
Si on veut devenir riche, il faut avoir une grande maison d’édition scientifique, c’est clair ! Pour ces revues dites Gold où le scientifique paie pour l’OA, les prix demandés sont souvent trop élevés. Il y a aussi généralement un seul prix pour le monde entier. Il faudrait aller vers un système où ces prix sont diversifiés en fonction du pouvoir d’achat local. Je conviens que l’édition coûte de l’argent mais il faut tout de même faire en sorte que ce soit équitable. J’ai un grand espoir pour la politique américaine car elle insiste sur la notion d’equity : il faut que les solutions proposées par les agences permettent que tout le monde puisse payer pour la publication des articles. Par ailleurs, ce que nous aimerions obtenir, c’est une plus grande transparence des prix demandés par les maisons de l’édition. Nous mettons une certaine pression sur les éditeurs pour l’obtenir. Nous voulons comprendre pourquoi ces prix sont ce qu’ils sont. Il s’agit d’un service qui devrait être très proche du service public, un peu comme l’électricité ou l’eau. Le savoir que nous finançons tous avec les deniers publics est un bien commun. Les maisons d’édition profitent largement de ce système. Trop, à notre avis. Pour elles, c’est la poule aux œufs d’or ! Il faut un contrôle des prix, comme pour l’eau potable. Éditer a certes un prix mais pourquoi cela profiterait-il à quelques conglomérats internationaux ?
Quel est votre pouvoir de pression ?
Nous utilisons nos fonds comme un levier. La Coalition S investit 35 milliards d’euros dans la recherche et produit environ 150 000 articles par an (sur 2,5 millions), mais ce sont des articles dont le poids relatif est très grand. Nous disons aux chercheurs que nous finançons : vous devez vous assurer qu’au moment de la publication, il y ait une version de vos articles en accès ouvert. Le minimum, c’est que la version finale acceptée par la revue soit disponible dans une archive ouverte. Nous payons aussi par exemple pour les revues Gold mais les chercheurs ne peuvent pas utiliser nos fonds pour publier dans des revues hybrides car nous pensons qu’elles ne font pas avancer la cause de l’accès ouvert. Ces revues ont à la fois une partie abonnement et une partie en accès ouvert (le cherche paye s’il publie en OA). Ce sont donc des revues qui gardent leur prix d’abonnement stable tout en ayant en quelque sorte une autre source de revenus par des articles en accès ouverts. Cela fait un revenu double pour la même revue... En même temps, nous nous efforçons que la communauté scientifique reprenne l’initiative et reprenne en charge la responsabilité de la publication scientifique à travers les revues dites "Diamant", qui n’exigent de frais ni aux auteurs ni aux lecteurs (le coût de l’édition est pris en charge par des subventions académiques). Cela vise à court-circuiter les services des maisons d’édition, à la fois bien trop coûteux et dépassés.Un projet commence en ce mois de septembre et va durer 3 à 5 ans. Nous essayons aussi de rendre les chercheurs conscients de leurs droits intellectuels, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas céder leurs droits aux maisons d’édition. En gardant leur droit, les auteurs peuvent réutiliser leur matériel et leur article de manière beaucoup plus simple et partager ces articles dans une archive ouverte au moment de la publication.
Quel est l’avantage de l’open access pour un chercheur, notamment ?
Les dernières années il y a surtout un changement de mentalité. Qquand le Plan S est arrivé tout le monde criait au scandale. :‘vous empêchez les chercheurs de faire ceci ou cela, nous devons avoir la liberté totale’. A présent, la communauté scientifique réalise que ce n’est pas si mal que cela : il y a plusieurs manières de publier en accès ouvert. Je pense que peu à peu les chercheurs commencent à comprendre qu’un article en accès ouvert même dans une archive ouverte est beaucoup plus visible qu’un article dans une revue à abonnement. Des études l’ont montré : il y a alors beaucoup plus de gens qui lisent et peuvent citer votre article. Par ailleurs, sur des sujets comme le changement climatique, par exemple, on ne va jamais avancer si l’on n’a pas d’accès ouvert. Un pays comme l’Inde forme environ 1 500 000 ingénieurs par an. Il y a de bonnes chances que l’un ou l’autre soit extrêmement brillant et nous offre une solution contre le réchauffement ! Actuellement, on n’utilise pas le potentiel intellectuel de la planète convenablement. Si tout le monde a accès à tous les résultats de la recherche, imaginez le potentiel et la puissance intellectuelle qu’on peut déchaîner !
Toute la recherche devrait être ouverte ?
Oui, il y a moyen de rendre toute la production scientifique en accès ouvert. Nous mettons déjà en œuvre des moyens pour le réaliser : paiement pour les articles dans les revues strictement en accès ouvert strict, stratégie de non-cession des droits pour dépôt dans une archive ouverte, développement des revues Diamant qui n’exigent de frais ni aux auteurs ni aux lecteurs…
Et non seulement les articles, mais aussi toutes les données. Idéalement aussi toutes les évaluations, c’est-à-dire la discussion autour de l’article. Celle-ci est uniquement visible aux éditeurs mais devrait pouvoir aussi être rendue publique pour que tout le monde puisse apprécier la manière dont un article a été amélioré, quelles idées ont été changées en fonction de la discussion en petit comité. Pas seulement les chercheurs, mais le public. Ce serait comme un Wikipédia pour la science, c’est l’idée !
Et en Belgique ? Un décret Open Access qui a ses limites: La Belgique ne fait pas partie de la Coalition S. " J’ai pourtant essayé de la convaincre, affirme Johan Rooryck. Mais notre pays est toujours un petit peu à la traîne dans ce genre de choses. Il préfère rester prudent et ne pas s’avancer. " En Fédération Wallonie-Bruxelles, le décret visant à l’établissement d’une politique de libre accès aux publications scientifiques ("Open Access") a été adopté en 2018. Depuis, tous les chercheuses et chercheurs ayant un lien statutaire ou contractuel avec un établissement d’enseignement supérieur francophone ont l’obligation de déposer en libre accès, dans des archives numériques, les articles acceptés dans des périodiques scientifiques paraissant au moins une fois par an. Il existe un système similaire en Flandre. Mais tous deux ont leurs limites, selon Johan Rooryck. "Même lorsqu’on dépose dans les archives, cela peut se faire après six mois dans certains domaines, douze mois dans d’autres. " En effet, en FWB, le décret prévoit que "dans le cas où l’éditeur l’exige par contrat, cet accès a lieu à l’expiration d’un délai à compter de la date de la première publication. Ce délai ne peut dépasser six mois dans le domaine des sciences, des techniques et de la médecine humaine et douze mois dans celui des sciences humaines et sociales".