Chris Larmour construit sa propre base spatiale en Écosse pour y lancer ses fusées : “Ce sera un changement significatif pour l'Europe”
Les projets de bases de lancement spatiales se multiplient en Europe. La société britannique Orbex construit la sienne en Écosse pour y lancer ses fusées. Jusqu’ici, le seul port spatial européen se trouvait à Kourou, en Guyane française.
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Publié le 28-01-2023 à 16h06 - Mis à jour le 28-01-2023 à 21h28
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Moins vingt degrés, pas un être humain à l’horizon, seulement un désert de forêts de sapins recouverts de neige et éventuellement quelques rennes en transhumance – l’été. C’est ici, à 200 kilomètres au-dessus du cercle polaire, en Suède, que des satellites commenceront à être lancés dans les prochains mois, pour une possible première sur le continent européen.
Créé par l’Agence spatiale européenne (Esa) en 1966 pour étudier les aurores boréales, ce centre spatial, géré par un opérateur public suédois, a massivement investi ces dernières années pour s’offrir des installations capables d’envoyer des satellites dans l’espace. Un vaste hangar a été construit pour abriter l’assemblage de deux fusées d’une trentaine de mètres ainsi que trois nouveaux pas de tir. Le premier lancement est prévu vers mars 2024.
L’ensemble a été inauguré il y a quelques jours par la présidente de la Commission européenne, le patron de l’Esa et le roi de Suède. Cette base d’Esrange à Kiruna espère rejoindre un club fermé de grands noms de l’histoire de la conquête spatiale comme Baïkonour au Kazakhstan, Cap Canaveral en Floride ou encore bien sûr Kourou en Guyane française, qui est à ce jour la seule base de lancement opérationnelle européenne, mais qui se trouve en Amérique du Sud.

”C’est un grand moment pour l’Europe. C’est un grand moment pour l’industrie spatiale européenne. Premier site de lancement orbital sur le continent européen, ce port spatial offre une passerelle européenne indépendante vers l’espace”, a déclaré Ursula von der Leyen lors de l’inauguration. Ce n’est pas le seul projet de port spatial en Europe continentale. Loin de là. À travers l’Europe, du Nord au Sud, la liste des projets européens concurrents ne cesse de s’allonger, tous prêts à décoller.

”On verra bien qui sera le premier !”, glisse le patron britannique d’Orbex, en train de construire en Ecosse “la première base de lancement privée d’Europe”. “Pour notre part, nous allons procéder à un premier lancement dans environ un an. Pour l’instant, nous avons déjà neuf lancements bookés, annonce Chris Larmour, qui était de passage à Bruxelles cette semaine, dans le cadre de la Space Conference. Nous sommes vraiment dans le compte à rebours. Donc, dans un an, il y aura en Europe une alternative permettant aux clients de retourner vers les “petits joueurs”. Ce sera un changement significatif, lorsqu’on pense aux microlanceurs.”

Orbex fait en effet partie d’une série d’entreprises européennes qui se spécialisent dans les fusées de petite taille. Elle a présenté en mai Orbex Prime, le premier microlanceur (19 m de haut) capable d’atteindre l’orbite depuis l’Europe. C’est d’ailleurs ce qui a prioritairement motivé la construction d’une nouvelle base. “Nos lanceurs sont beaucoup plus petits que ceux existants, très lourds, qui peuvent peser mille tonnes voire plus. Notre lanceur pèse 15 tonnes, détaille-t-il à La Libre. En termes de port spatial, nous n’avons donc pas besoin de toute cette infrastructure qui existe déjà aujourd’hui comme à Kourou, par exemple. Elles sont trop grandes et trop coûteuses à exploiter. Cela ne correspond pas à notre modèle d’affaires. Nous avons besoin de quelque chose de plus petit et de plus agile, à moindre coût. Car pour les petites charges utiles que nous lançons, nos clients ne vont pas payer 100 millions de dollars pour un lancement, mais peut-être 5 à 10 millions. Dans le cadre de ce business model, vous devez aussi avoir une chaîne d’approvisionnement très courte. Vous ne pouvez pas envoyer votre équipe littéralement à l’autre bout de la planète pour faire fonctionner le lanceur et puis réaliser : “Oh non, nous avons laissé le moteur de fusée derrière nous !” (rire). En ce qui me concerne, la distance entre mon usine et mon Spaceport est de deux heures en voiture. Si je lance à Kourou et que j’ai un problème, je dois envoyer des gens par avion sur un autre continent. Si j’envoie une fusée à Kourou, elle va être sur un navire pendant trois ou quatre semaines durant lesquelles je ne peux pas travailler dessus. Et c’est quatre semaines de perte de productivité, en plus des frais de port, qui sont élevés. Donc, toutes ces petites choses, tous ces petits coûts, s’additionnent et plaident pour tout rassembler très étroitement en un seul endroit.”
Enfin, une autre raison cruciale pour cette construction d’un nouveau port spatial, selon Chris Larmour, est la flexibilité : “Si je partage un spatioport avec quelqu’un d’autre, le programme de lancement est partagé. Si Arianespace (entreprise qui lance les fusées Ariane à Kourou) a prévu un lancement, je dois m’adapter à leur programme parce qu’ils sont le plus gros client. J’aime bien Arianespace mais c’est la réalité : si Arianespace lance, je dois attendre. Si j’ai mon propre spatioport, je n’ai pas besoin d’attendre qui que ce soit. Et mes clients n’ont pas à attendre non plus. Ils sont donc prêts à payer un peu plus pour un meilleur service.”

Une lacune sur le marché
D’autant, ajoute-t-il, “qu’Orbex est conçu pour combler une lacune sur le marché créée par ces nouvelles charges utiles très petites, ces nouveaux microsatellites qui font à peu près la taille d’une boîte de bouteilles de vin. Et ces gars-là sont horriblement mal desservis par les gros lanceurs lourds. Ils attendent éternellement un espace de lancement, ils se font reporter de lancement en lancement (pour faire de la place aux gros satellites), certaines entreprises tombant du coup en faillite. C’est donc un coût réel pour eux. Nous pouvons leur proposer un service vraiment dédié pour emporter leur charge utile là où ils veulent aller, quand ils veulent y aller, même s’ils paient un peu plus, ils prendront ce service 'classe affaires'”.
En effet, le marché des satellites a explosé avec l’arrivée de petites entreprises, la miniaturisation et la multiplication des satellites et de leurs applications (données d’observation de la Terre, communications…). Quelque 18 500 petits satellites, de moins de 500 kg, devraient être lancés entre 2022 et 2031, contre 4 600 les dix années précédentes. Les services de lancement devraient presque quadrupler d’ici à 2031, à 28,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires.

Pas en compétition avec les bases historiques
Pour sa part, Orbex ne tient pas à jouer dans la même cour “des grands” que Kourou et Arianespace – “pourquoi chercher la bagarre ainsi ?” – et ne sent pas vraiment menacé par les autres projets de bases qui sont en chantier, d’autant que le secteur des lanceurs en Europe était jusqu’ici “totalement non compétitif” et que chaque société vise “sa niche”, sa gamme (en termes de poids) de charge utile transportée.
Ses clients comprennent des entreprises suisse, néerlandaise, britannique… Financièrement, cette société privée a été soutenue par l’agence spatiale du Royaume-Uni, mais aussi par les agences portugaise, allemande, danoise, ainsi que par l’agence spatiale européenne (Esa) (le Royaume-Uni fait partie de l’Esa, qui n’a pas les mêmes membres que l’Union européenne).
Directeur du transport spatial à l’Esa, Daniel Neuenschwander “se réjouit” d’ailleurs de l’apparition de ces nouvelles bases, en plus du port spatial européen cogéré par l’Esa à Kourou, “qui contribue à l’objectif de souveraineté et d’autonomie européenne”, à travers les fusées Ariane et Vega et leur accès à l’espace.

“À côté de ce port spatial pour les missions institutionnelles européennes en Guyane française, il y a – comme cela a été le cas il y a un siècle dans le domaine de l’aviation – une activité commerciale qui s’est développée, décrit-il. Pour celle-là, il n’y a pas besoin d’une action politique particulière par rapport à des questions de souveraineté, cela relève plutôt d’une incitation au développement économique de certaines activités. Là, que chaque État développe sa propre politique… Dans ce cadre, il y a plusieurs projets au Royaume-Uni. Il y a Andoya en Norvège, un centre d’essai militaire aujourd’hui reconverti en base pour microlanceurs (la start-up de micro-fusée allemande Isar espère y lancer le premier satellite du sol européen, NdlR), Kiruna au nord de la Suède… Il y a des discussions en Allemagne, en Espagne (pour le microlanceur de l’Espagnole PLD), un projet au Portugal dans les Açores… Ce projet porté par le gouvernement portugais est maintenant en phase de mise en œuvre. Ils nous ont sollicités pour y faire atterrir notre petite navette réutilisable, Space Rider (l’Esa fournit aussi un support technique au projet, NdlR). On constate donc que les États se posent vraiment cette question. Et cela me semble parfaitement normal ! Parce que nous ne faisons que commencer à comprendre l’importance du spatial pour l’intégralité de notre économie. Le développement des satellites et microsatellites, ce n’est qu’un signal avant-coureur de ce développement économique du spatial. Les États aujourd’hui prennent conscience de cela et veulent mettre à disposition l’infrastructure sur leur sol pour participer à une activité économique et cela me semble parfaitement naturel (quand les projets sont privés ils sont souvent soutenus aussi par des investissements publics). Nous-mêmes, nous avons un programme, Boost !, pour favoriser l’investissement privé dans ce domaine du transport spatial.”

Pour lui, les nouvelles bases et les historiques sont d’ailleurs “complémentaires”. “Ariane 6, c’est le camion de 40 tonnes et le microlanceur, c’est la camionnette ! Si vous voulez déménager de votre appartement deux pièces, je vous conseille de ne pas prendre le 40 tonnes ! Il faut qu’il y ait une adéquation entre la mission et le véhicule de transport utilisé. La même chose s’applique aux bases. Un port spatial qui se développe au niveau commercial, on va être très cash : c’est une dalle en béton, que vous devez alimenter avec les fluides nécessaires (oxygène liquide avec du méthane ou autre) pour les opérations du lanceur. En ce qui nous concerne, c’est une autre dimension : nous avons au Centre spatial guyanais un parc d’infrastructures énorme. Sous ma responsabilité, nous avons un parc de biens en Guyane d’une valeur de 1,7 milliard d’euros. C’est du lourd et cela ne représente que les ensembles de lancement. Par exemple, l’ensemble de lancement pour Ariane 6 à Kourou, c’est une cathédrale ! La structure qui protège le lanceur sur le pas de tir, qui permet l’accès au satellite et qui se retire à la dernière minute fait 8000 tonnes, c’est le poids de la Tour Eiffel et c’est mobile ! Et ce n’est qu’une illustration de l’importance de ces infrastructures. On ne pourra pas construire ce type d’infrastructure à 15 endroits différents en Europe. Cela, je n’y crois pas, personnellement. Par contre, je crois beaucoup à la possibilité d’avoir plusieurs petits ports spatiaux. […] Ces microlanceurs vont tous essayer de croître, c’est évident.”

Si les offres publiques et privées sont bien complémentaires et si les raisons commerciales sont en effet majeures dans ce développement de nouvelles bases, il ne faut pas non plus oublier la dimension géopolitique, estime l’expert du spatial Gregor Rauw (ULiège) : “Il est assez évident qu’il y a un lien entre l’inauguration de la base à Kiruna en Suède par les Européens et la guerre en Ukraine. À Kiruna, les satellites vont être lancés sur une orbite quasi polaire, ou héliosynchrone, très recherchée actuellement (utilisée par exemple pour l’observation de la Terre, NdlR). Cette orbite est plus facile d’accès si on lance le satellite depuis un site haut en latitude. Jusqu’à présent, l’Europe utilisait le cosmodrome de Plesetsk en Russie. Mais cette option s’est refermée avec la guerre en Ukraine. C’est indéniable qu’il y a une volonté pour le moment de trouver des sites où on est assuré d’une certaine stabilité au niveau politique et d’un accès qui ne va pas disparaître du jour au lendemain.”
En effet, les autres projets, outre l’aspect commercial, permettent aussi aux États où la base est implantée – même si elle est privée – d’avoir un accès garanti et sécurisé à l’espace, sans interférence étrangère, aussi dans un contexte où l’espace se militarise de plus en plus (risque d’attaques sur satellites, usage d’images dans le cadre de conflits…). Et ce malgré l’existence de l’Esa. “Chaque pays joue la carte européenne mais s’ils le peuvent, essayent d’avoir un plan B au cas où !”