Tremblements de terre en Turquie : “Avec les deux séismes ensemble, ce ne serait pas étonnant d’atteindre les 10 000 morts”
Le bilan humain du séisme risque de s’alourdir dans les prochaines heures compte tenu de la magnitude des tremblements de terre, de la vulnérabilité des lieux au niveau du bâti et de la densité de population dans les régions touchées.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/f744db9d-4059-49f1-b3ae-ab829b0df5cc.png)
Publié le 06-02-2023 à 10h48 - Mis à jour le 06-02-2023 à 15h10
C’est le séisme le plus important en Turquie depuis le tremblement de terre du 17 août 1999, qui avait causé la mort de 17 000 personnes, dont un millier à Istanbul. Selon l’institut sismologique américain USGS, un tremblement de terre a eu lieu à 4 h 17 locales (2 heures 17 heures belge), à une profondeur d’environ 17,9 kilomètres. L’épicentre se situe dans le district de Pazarcik, dans la province de Kahramanmaras (sud-est), à 60 km environ à vol d’oiseau de la frontière syrienne. Ensuite, vers 11 h 24 (heure belge), un nouveau séisme, de magnitude 7,5, a frappé lundi le sud-est de la Turquie, à 4 km au sud-est de la ville turque d’Ekinozu, a précisé l’institut américain.
La zone est sismiquement très active. “La Turquie est à la limite entre différentes plaques tectoniques : l’arabique au sud, l’eurasiatique au nord, et l’anatolienne en plein milieu, explique Michel Van Camp, directeur du service de sismologie à l’Observatoire royal de Belgique. La grande majorité de la Turquie se trouve sur la plaque anatolienne, que l’on peut comparer à un pépin de melon coincé entre deux doigts. Un doigt serait la plaque arabique et l’autre la plaque eurasiatique. Le “pépin” a tendance à glisser vers l’ouest donc vers la Grèce. Cela rend toute cette petite zone sismiquement très active, avec la plaque est anatolienne qui limite une partie du sud de la Turquie et qui a vibré cette nuit, et surtout dans le nord de la Turquie avec la faille nord anatolienne qui court depuis l’Irak jusqu’à la mer Égée et qui traverse Istanbul, et qui pourrait être la cause de dramatiques séismes dans le futur. L’activité sismique y est assez comparable à celle de la plaque est anatolienne, mais la faille est proche d’une grande ville comme Istanbul, ce qui nous préoccupe.”
”La terre est comme un œuf”
Avoir un second séisme n’est pas une surprise : “il n’est jamais impossible qu’un séisme puisse en induire un second un peu plus loin sur la faille. Lors d’un séisme, une rupture se propage dans la croûte terrestre, ce qui libère des tensions à un endroit mais en crée à d’autres. En effet, la croûte terrestre est repoussée devant et derrière, ce qui va forcément modifier les contraintes dans le voisinage. Le séisme de magnitude 7.8.en a déclenché un autre, de magnitude 7.5, une centaine de kilomètres au nord, dans une autre faille, située juste à côté de la faille principale est anatolienne.”
Après le premier séisme, ont aussi été enregistrées une cinquantaine de répliques. “La réplique se situe dans le même plan de faille : ce sont des petites zones qui ont mal cassé la première fois et qui achèvent de casser par la suite.”
Pour rappel, un séisme est le glissement brutal de deux morceaux de croûte terrestre l’un contre l’autre. “La terre est comme un œuf, avec une coquille très fine, toute fêlée, où les morceaux essayent de bouger les uns par rapport aux autres. Lorsqu’un morceau se met à glisser brutalement contre l’autre, cela ne se passe sans heurts. Cela crée des vibrations parce qu’il y a des aspérités ; la frontière entre les plaques tectoniques n’est pas parfaitement huilée, loin s’en faut. C’est comme lorsque vous faites glisser une garde-robe sur le sol, quand elle se met à glisser, elle le fait en sautillant. C’est la même chose lorsque deux morceaux de croûte terrestre se mettent à bouger brutalement l’un contre l’autre : cela génère énormément de vibrations.”
Un séisme de magnitude 7,8 touche la Turquie et la Syrie
Lundi matin c’est donc la plaque est anatolienne qui a glissé, causant une rupture sur 200 km et un tremblement de terre d’une magnitude de 7,8. “Ce n’est pas exceptionnellement grand, observe Michel Van Camp. Malheureusement, à cet endroit-là, et de magnitude supérieure à sept, il s’en produit en moyenne un par siècle. Dans la faille nord anatolienne, qui court de la frontière irakienne jusqu’à Istanbul, il y en a plusieurs par siècle. Le long de cette faille, le dernier était en 1999. Avec chaque fois le même genre de magnitude, malheureusement. Mais lors d’un tremblement de terre pareil, il faut bien vous représenter qu’il s’agit d’une rupture qui se propage dans la croûte terrestre sur 100 à 200 km. Imaginez une déchirure dans une feuille de papier sur une telle distance… Sur 100 à 200 km, il y a un déplacement moyen de la croûte d’environ un mètre. Avec ce séisme, on verra sûrement par la suite des images de routes ou de voies de chemin de fer déplacées. Tout à coup, vous vous retrouvez un mètre plus à l’Est. Les bâtiments ne peuvent évidemment pas résister, car l’on peut expérimenter des accélérations de l’ordre d’un g (lors d’une chute libre, on subit une accélération d’un g). Cela signifie que si vous subissez, même dans un champ en pleine nature, une telle accélération, vous ne tenez plus debout.”
Bâti vulnérable
Avec un point relativement positif, dans ce cas-ci. “La chance – si j’ose dire – est que ce n’est pas une zone extrêmement peuplée (autour du million de personnes exposées par séisme, NdlR). Cela dit, comme d’habitude, les bilans arrivent très lentement. Pour le premier séisme, on peut s’attendre à, à mon avis, entre 1000 et 10 000 morts. Il existe à présent des outils assez bien développés qui prennent en considération la magnitude, la vulnérabilité du site au niveau du bâti et la densité de population, et offrent des estimations qui sont assez fiables en général. Pour le deuxième séisme, d’une magnitude aussi très importante, les prédictions donnent entre 1000 et 4000 morts. Mais le premier séisme peut avoir sauvé des vies lors du second : les gens ne sont peut-être plus dans leur maison, du fait du premier tremblement terre. D’un autre côté, les structures peuvent être déjà endommagées. Avec les deux séismes ensemble, ce ne serait pas surprenant de frôler les 10 000 morts, avec une marge d’erreur de plus ou moins 5000.”
Au niveau du bâti, “dans ce genre de pays, c’est souvent le même genre de problème : ce sont des bâtiments souvent faits de poutres en béton à l’intérieur rempli de briques. Généralement, lorsqu’il y a des problèmes, une raison est que le ferraillage des poutres n’est pas bien réalisé, donc dès que cela tremble, le béton lâche car il n’est pas suffisamment armé. L’autre raison est que les briques qui remplissent les murs ne tiennent pas car elles ne sont pas solidarisées avec les poutres en béton et elles chutent. Sur les premières images que j’ai pu voir, c’est assez typique ; ce sont des bâtiments en béton qui se sont effondrés comme des châteaux de cartes.”
Pour comparer avec le Japon, un pays où les risques de séismes sont très élevés et où la prévention des risques est forte, “au niveau de la construction, c’est vrai qu’en Turquie, ce n’est certainement pas aussi bon qu’au Japon. Mais je nuancerais un peu. Je sais qu’à Istanbul, ils sont très conscients du problème. Il y a des gens qui sont vraiment à la pointe des connaissances en matière et font tout ce qu’ils peuvent pour améliorer la situation. Ne soyons pas non plus trop optimistes par rapport au Japon. Un séisme pareil sur Tokyo créerait certainement aussi des problèmes.”
Du côté syrien, les dégâts causés par la guerre sont aussi à prendre en compte : “il faut voir aussi dans quel état étaient les bâtiments à cause de la guerre. Cela peut aggraver les choses parce que, dans certains villages et villes, les bâtiments étaient déjà abîmés et donc fragilisés.”
Prévisible ?
Aurait-on pu prévoir ce séisme ? “On sait très bien que le long de ces deux failles en Turquie, on a une déformation de deux centimètres par an, répond Michel Van Camp. Si ces déformations qui s’accumulent année après année ne sont pas relâchées, on finit par avoir un tremblement de terre. Dans la zone d’Istanbul par exemple, il y a un déficit accumulé depuis des dizaines d’années. Dans la région (du séisme de ce lundi), on sait qu’il n’y avait plus eu de séismes depuis cent ans ; on a accumulé deux mètres de déformation qu’il faut relâcher un moment donné. C’est d’ailleurs pour cela que les cartes d’aléas sismiques sont rouges. On sait très bien qu’il y a un risque que cela claque, le problème est qu’on ne peut pas dire si c’est demain ou dans les 50 ans à venir. C’est toujours cela le problème… Ce que nous sismologues faisons, c’est faire savoir aux gens qu’il existe un aléa et qu’il faut construire en conséquence.”