La start-up Make Sunsets et ses “nuages refroidissants”, des “charlatans” ? : “On a foiré le climat et on a à présent le devoir moral de le réparer”
La géo-ingénierie fait son grand retour dans le débat public : la start-up Make Sunsets propose de faire payer le public pour des “crédits de refroidissement” en créant des nuages de particules afin de refléter le rayonnement solaire et refroidir le climat.
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Publié le 11-03-2023 à 20h02 - Mis à jour le 11-03-2023 à 22h04
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”On est prêt ? C’est bon ?” Dans un parc de Reno, Nevada (États-Unis), Luke Iseman et son collègue Andrew Song lâchent la corde qui retient un gros ballon blanc. Celui-ci s’élève vers le ciel, deux suivront encore. Deux d’entre eux seulement sont dotés d’un système de tracking mais chacun de ces ballons d’hélium contient environ dix grammes de dioxyde de soufre. Les deux trentenaires ont passé les dernières heures à produire ce dioxyde de soufre dans leur chambre d’hôtel, à l’aide de fongicide et d’une cocotte-minute. Nous sommes le 12 février 2023 et les deux cofondateurs de la start-up Make Sunsets tentent, à leur manière “Do it yourself” et quasi sans aucune formation scientifique, de mener une des premières expériences en situation réelle de “géo-ingénierie solaire”, qui consiste pour le dire simplement à diffuser à plus de 20 km d’altitude des aérosols qui refléteraient une partie des rayons du soleil directement vers l’espace. Soit, en quelque sorte, mettre la Terre à l’ombre d’un parasol fait de nuages.
L’idée de Make Sunsets est de créer des “nuages refroidissants” ou cooling clouds : “Nous utilisons des ballons pour lancer des nuages réfléchissants dans la stratosphère, ce ne sont pas des nuages à proprement parler car il ne s’agit pas de vapeur d’eau mais des “nuages de poussières”. Nous utilisons le moyen le plus efficace de refléter la lumière du soleil que nous avons trouvé et pouvons nous permettre le déploiement (le coût de démarrage est de 50 000 dollars). Nous copions la nature : les nuages que vous voyez dans le ciel utilisent le même processus et sont étudiés depuis des années.” A ceux qui pensent que la géo-ingénierie, “c’est mal”, ils répondent : “Toute émission de dioxyde de carbone d’origine humaine relève de la géo-ingénierie : la Terre est un peu plus chaude à chaque vol que vous effectuez. Nous pensons que c’est mal de tirer un trait sur la stratosphère d’un coup : on a foiré l’atmosphère, et maintenant on a l’obligation morale d’arranger les choses !”
Des “crédits refroidissants”
Les deux cofondateurs proposent aussi à des entreprises de payer pour des “crédits refroidissants”, afin “d’effacer leurs émissions carbone”. Depuis le mois d’octobre, et moyennant la somme de dix dollars, chacun peut ainsi financer le lancement d’un gramme de “solution” dans la stratosphère. Make Sunsets aurait déjà reçu commande de plus de 1200 crédits. “Parce que nous ne pouvons pas confirmer définitivement une altitude de plus de 20 km, nous ne comptons aucun des ballons suivis comme des commandes de crédits de refroidissement rémunérés, a précisé après l’expérience Luke Iseman. Nous avons passé une commande : un ami qui est également un client nous a rejoints et a auto-lancé le ballon sans tracking. Ils ont décidé de compter cela comme remplissant leur commande de 1 crédit de refroidissement : le premier déploiement payant est fait !”. La start-up propose aussi à la vente des bouts de ces ballons lancés en février, pour 99 dollars le morceau. Histoire de “posséder une pièce d’histoire”.

L’expérience menée par Make Sunsets a récolté des nombreuses réactions, que ce soit de la part de scientifiques, d’ONG et même de gouvernements. Le Mexique a en effet pris en janvier des mesures spéciales d’interdiction après que la start-up y a mené ses premiers essais en avril, révélés en décembre 2022, ce qui l’a d’ailleurs conduite déplacer ses essais de février aux États-Unis avec l’autorisation de l’administration américaine de l’aviation.
”Frauduleux”
L’ONG Silver Lining, qui promeut pourtant la géo-ingénierie, les a traités de “vendeurs de poudre de Perlimpinpin” et qualifié les “coolings credits” de “duperie”. “Personne ne devrait être autorisé à tirer profit de tels lâchers dans l’environnement qui ont des risques potentiels et aucune preuve d’avantages”, a réagi sa directrice Kelly Wanser.
“Make Sunsets montre à petite échelle comment la géo-ingénierie solaire fonctionnerait et à quoi elle servirait dans une économie capitaliste mondiale dépourvue d’un système de gouvernance globale efficace et juste, s’alarme de son côté le professeur en gouvernance durable à l’Université d’Utrecht Frank Biermann, en pointe contre la géo-ingénierie. “Qui empêchera ExxonMobil, qui a menti sur sa vision du problème climatique pendant des décennies, de proposer une compensation de géo-ingénierie solaire fournie avec son pétrole ? Qui empêchera des pays d’introduire la géo-ingénierie solaire dans le débat sur le climat et de faire valoir que leurs émissions élevées et leur croissance économique les obligeraient à 'gagner du temps” en géo-ingénierie de la planète jusqu’à ce qu’ils aient trouvé comment décarboner leurs économies à moindre coût ?” Make Sunsets n’a pas donné suite à nos demandes de réactions.

À ce stade, ces expériences n’ont eu toutefois eu aucun effet sur le climat. “Les lancers sont insignifiants car à très petite échelle, mais si le dioxyde de soufre arrive bien dans la stratosphère, il contribuera à refroidir la planète. Mais c’est tellement petit que c’est impossible à détecter. Ils ont mis 10 grammes de SO2 dans chaque ballon, c’est minuscule. Pour avoir un effet substantiel sur le climat, il faudrait des millions de tonnes, recadre le climatologue Olivier Boucher, spécialiste des aérosols et lui-même chercheur dans le domaine de la géo-ingénierie à l’Institut Pierre-Simon Laplace (France). Par ailleurs, avec 1 (ou 2) gramme de dioxyde de soufre, vous compensez l’effet réchauffant d’une tonne de CO2 pendant seulement une année. Si vous voulez vraiment compenser l’effet réchauffant d’une tonne de CO2 que vous avez émise, il faut aussi injecter 1 (ou 2) gramme l’année suivante, et la suivante, et ainsi de suite même après votre décès. Et pareil pour la tonne suivante que vous avez émise, etc. Enfin, si on veut atteindre l’échelle nécessaire, ce n’est pas avec des ballons qu’on peut le faire. La seule chose qu’on peut reconnaître à Make Sunsets, c’est d’amener le débat ou de disrupter quelque peu le système. Mais en termes de déploiement de géo-ingénierie solaire, ce n’est pas très sérieux.”