Candida auris, un super-champignon multirésistant qui inquiète les scientifiques: "C’est alarmant"
Depuis 2020, le nombre d’infections dues à cette levure découverte en 2009 a drastiquement augmenté dans les établissement hospitaliers américains. Alors que des cas ont été détectés dans 30 pays, sa forte transmissibilité inquiète les scientifiques et les autorités sanitaires.
Publié le 08-05-2023 à 14h29 - Mis à jour le 09-05-2023 à 13h31
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Ce champignon est invisible à l’œil nu, pourtant il est bien là. Sur l’embout d’un thermomètre, un respirateur artificiel ou sous les draps d’une chambre d’hôpital. Il peut y rester des semaines, passe facilement d’une surface à l’autre, colonisant notamment la peau ou les vêtements. Aux personnes en bonne santé, ce champignon ne fera rien. Mais lorsqu’il trouve une porte d’entrée dans un organisme aux défenses immunitaires affaiblies, celui qu’on appelle Candida auris devient très dangereux. Si ce «super-champignon» pénètre dans le sang, il peut infecter tous les organes : cerveau, foie, reins… Le patient décède dans 30 à 50 % des cas.
Depuis sa première identification en 2009, au Japon, dans l’oreille d’une femme, Candida auris inquiète. Les scientifiques ont par la suite décelé sa trace jusque dans des échantillons de 1997, sans pouvoir établir clairement son origine et les raisons de son apparition soudaine. En octobre 2022, l’Organisation mondiale de la santé l’a classé en haut de sa liste des champignons à surveiller «en priorité». Fin mars, ce fut au tour du CDC, les centres de contrôle et de prévention des maladies aux Etats-Unis, de sonner l’alerte : entre 2020 et 2021, le nombre de cas dans le pays a triplé.
Taux de mortalité très élevé
Pour le moment, Candida auris touche essentiellement les hôpitaux, maisons de retraite et autres établissements médicaux. "Une personne peut avoir Candida auris sur elle, et donc être colonisée, mais si elle est bien portante il n’y aura jamais d’infection", assure Adnane Sellam, professeur et chercheur au département de microbiologie, infectiologie et immunologie de l’université de Montréal. Les individus concernés par des infections sont les personnes immunodéprimées, malades du sida ou suivant un traitement immunosuppresseur, comme les malades du cancer ou les transplantés.
Le taux de mortalité d’une infection à Candida auris – certes très élevé, mais habituel pour ce type de levures – n’est pas le plus inquiétant. C’est plutôt sa multirésistance. Le super-champignon endure les fortes températures, la salinité, peut rester des semaines voire des mois sur tout type de surface. La plupart des antifongiques, les molécules censées le détruire, ne sont même pas efficaces : 90 % des souches de Candida auris ont développé une résistance à au moins un traitement, 30 à 41 % à deux, et environ 4 % aux trois seules classes d’antifongiques utilisables. "C’est le plus alarmant, redoute Adnane Sellam. On n’a déjà pas le luxe d’avoir beaucoup de choix dans les antifongiques : les cellules des champignons étant très proches de celles des humains, dès qu’on trouve une molécule pouvant leur nuire, il y a de fortes chances pour qu’elles soient aussi un poison pour nous." Certaines molécules "prometteuses" sont en développement, mais la recherche est longue, coûteuse et peu lucrative pour les laboratoires.
Ce qui a poussé les autorités sanitaires américaines à alerter sur cette "menace émergente". "Nous sommes inquiets parce qu’il continue de se propager, à la fois là où il était déjà présent depuis longtemps mais aussi dans de nouveaux lieux", détaille à Libération Meghan Lyman, épidémiologiste dans la branche des maladies mycologiques au CDC, jointe par téléphone. Au 31 décembre 2021, et depuis 2016 – date de la première identification du champignon sur le sol américain –, environ 3 000 infections et 7 000 "colonisations" (le fait de porter le champignon sur soi) ont été rapportées. Ces nombres ne font qu’augmenter : peu de cas étaient rapportés jusqu’en 2019, puis ils se sont multipliés à une vitesse effrénée. "En augmentant les hospitalisations, le Covid a certainement accéléré les choses, mais la tendance était déjà là", rappelle le professeur québecois.
Propagation sous-estimée
D’après les données du CDC, 29 des 50 Etats américains ont détecté le champignon au cours des douze derniers mois. «Nous sommes quasiment sûrs que les Etats qui ne déclarent aucun cas ne savent tout simplement pas qu’ils en ont», souligne la chercheuse. Le CDC fournit pourtant aux autorités sanitaires locales un protocole pour détecter les infections fongiques et les contenir. Mais les routines ont du mal à évoluer. Comme le Candida auris entraîne des formes asymptomatiques ou peu spécifiques – de la fièvre ou de la fatigue – chez les personnes infectées, il est encore moins systématiquement recherché. «Beaucoup d’établissements attendent le premier cas pour généraliser les tests, déplore l’épidémiologiste. Et souvent, il en cache bien d’autres.»
Cette sous-détection du champignon vaut aussi pour le reste du monde. Actuellement, 30 pays, répartis sur cinq continents, ont répertoriés des cas – dont des épidémies en Inde, Pakistan, Afrique du Sud, Koweït… «Quand on regarde une carte des cas enregistrés, on voit bien que les pays concernés sont les plus développés, donc outillés pour le dépister, remarque Adnane Sellam. C’est impossible qu’il y ait si peu de cas sur tout le continent africain, par exemple.»
En Europe, un peu plus de 1 800 cas ont été rapportés par 15 pays au Centre européen de contrôle des maladies entre 2013 et 2021. Ils ont doublé sur les deux dernières années. En 2021, l’Italie et l’Espagne étaient de loin les plus affectés (avec respectivement 242 et 331 cas déclarés). En France, 14 cas de colonisation et 10 cas d’infection ont été répertoriés entre 2007 et 2022, selon les données communiquées à Libération par la Direction générale de la santé, pour qui la situation épidémiologique ne justifie pas de moyens plus importants à l’heure actuelle. "Pour le moment, on a toujours réussi à juguler les risques d’épidémie", confirme Sarah Dellière, chercheuse à l’Institut Pasteur.
Un cas détecté à Paris
Egalement médecin mycologue à l’hôpital Saint-Louis (Paris), elle raconte la mobilisation de son équipe pendant plusieurs mois lorsqu’un cas avait été détecté au service de traitement des brûlés, en janvier 2021. Tests une à deux fois par semaine sur chaque patient, surveillance des chambres à leur sortie… "Un mois après le départ de la patiente, malgré les désinfections, on retrouvait encore de l’ADN de Candida auris sur les têtes de lit !" Une seule contamination a finalement été détectée, et l’épidémie évitée. "Ça a été une période compliquée à gérer, admet la microbiologiste. Si ça devait se reproduire plus fréquemment, il faudrait plus de personnel dédié."
Plus de dix ans après sa première identification, de nombreuses interrogations entourent encore le champignon. Pourquoi et comment a-t-il développé une telle résistance ? Est-il, comme certains chercheurs l’affirment, le premier champignon à avoir émergé avec le réchauffement climatique… ? "Il faut mieux connaître le Candida auris, apprendre à le détecter efficacement et trouver un meilleur traitement", énumère Meghan Lyman. Pour ce faire, plusieurs voix s’élèvent pour une coopération internationale. D’autant plus que le Candida auris est loin d’être le seul champignon inquiétant.