”Maman, arrête-toi, j’ai faim !” : cette scientifique décode les conversations entre les baleineaux et leur mère
L’utilisation de balises acoustiques à Madagascar montre que les baleineaux demandent probablement à leur mère de s’arrêter pour la tétée. Rencontre avec une bioacousticienne, dans le cadre de la journée mondiale des océans, ce 8 juin.
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- Publié le 08-06-2023 à 06h41
- Mis à jour le 08-06-2023 à 09h36
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Bioacousticienne à l’Institut des neurosciences Paris-Saclay, la chercheuse du CNRS Isabelle Charrier s’intéresse, elle aussi, aux sons émis par les mammifères marins, en particulier aux pinnipèdes (otaries, phoques…) et aux baleines à bosse. Pour écouter celles-ci, elle utilise notamment des balises acoustiques, petits dispositifs électroniques posés sur l’animal grâce à des ventouses, qui se détachent au bout de quelques heures et qu’on peut ensuite retrouver.

Couplées à des caméras, ces balises acoustiques lui servent par exemple à suivre les baleines à bosse à Madagascar et en particulier à examiner la relation entre la mère et son baleineau, très peu connue. Le mystère à éclaircir ? Savoir, si au moment de l’allaitement, la mère et son petit tiennent une “conversation” particulière. “Tout d’abord, nous nous sommes rendu compte que contrairement à ce qu’on pensait jusque-là, vu les observations réalisées depuis les bateaux, il y avait très peu de tétées durant une journée. Le petit peut rester sous la mère longtemps, sans téter. Nous sommes en train de regarder si des vocalisations sont liées à cette prise de lait, si le petit dit à sa mère : 'arrête-toi, j’ai faim' et comment la mère réagit. Ce n’est pas encore publié mais on s’est aperçu qu’il y avait en effet un certain nombre de vocalisations qui étaient produites par le bébé pour obtenir les allaitements. Peut-être une façon de dire à sa mère : 'Ralentis, j’ai faim, je veux téter' ?”

Diffusion en playback
Lors de ces enregistrements,”on limite au mieux notre présence. Certains chercheurs vont rester à proximité de l’animal pour être sûrs de ne pas perdre la balise. Nous avons choisi l’option suivante : on les approche, on les 'tague' et ensuite, on les laisse tranquilles. Nous ne les suivons pas”, ajoute Isabelle Charrier, qui réalise aussi des expériences émettant des sons d’animaux en direction de ceux-ci, notamment dans les colonies d’otaries à fourrure du Cap, en Namibie. “La majorité des espèces concernées par nos diffusions vivent dans un environnement sonore très bruyant (pas au sens des activités humaines). Ce n’est pas une perturbation, car nous allons diffuser quelques cris et donc rajouter quelques sons dans un environnement où il y en a déjà beaucoup. Si dans une colonie de 100 000 otaries, on rajoute cinq cris, on ne change pas tellement l’environnement de l’animal, ce n’est pas impactant. On ne le fait pas non plus pendant des heures. Nous travaillons par exemple sur les relations entre la mère et son jeune ou celles entre mâles territoriaux en compétition pour l’accès aux femelles. Il s’agit de configurations où nos diffusions peuvent peut-être parfois impliquer un peu de stress mais vraiment très limité.”
Ces “playbacks” (son enregistré et diffusé à un autre individu) servent à vérifier les hypothèses produites par les écoutes préalables, notamment sur la signification des vocalisations ou leur reconnaissance individuelle. Isabelle Charrier a ainsi pu déterminer que les pinnipèdes mâles territoriaux disposaient d’une sorte de “carte spatiale des voisins” basée sur l’acoustique, permettant de ne pas attaquer automatiquement son congénère dès que celui-ci vocalisait. “Si un mâle se trouve habituellement à droite d’un autre, et qu’on diffuse sa vocalisation à droite de celui-ci, il n’y a pas de problème, par contre si on le diffuse à gauche, cela ne va plus, parce que le voisin de droite ne doit pas être à gauche ! Sinon, cela veut dire qu’il est peut-être en train d’envahir un territoire, de prospecter ! Le premier réagit donc totalement différemment dans ce dernier cas et devient agressif.”

Chez l’otarie à fourrure du Cap, en Namibie, la chercheuse a pu aussi établir que la mère pouvait reconnaître les cris de son petit, seulement deux heures après la naissance, et le petit le cri de sa mère (les cris sont stéréotypés et bien différents de ceux qu’elle utilise pour “s’adresser” à un mâle ou une autre femelle), après quatre à six heures de vie. Et ce dans une colonie de 100 000 individus. Une question de survie car un petit, s’il perd sa mère dans ce milieu très confus, ne sera pas allaité par une autre femelle et est voué à mourir.
