Mobile, auteur, commanditaire : qui est derrière la fausse relique du Saint Suaire de Turin ?
Nicolas Sarzeaud, historien français, est spécialiste des images du Moyen-Âge et a consacré sa thèse aux suaires du Christ, dont celui “de Turin”. Entretien dans le cadre du troisième épisode de notre série "Les grands faux de l'histoire".
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- Publié le 12-08-2023 à 16h03
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Drap de lin jauni de 4,42 mètres de long sur 1,13 mètre de large montrant l’image floue (de face et de dos) d’un homme présentant des traces de blessures compatibles avec un crucifiement, le Suaire de Turin, n’en finit pas de faire parler de lui. Il suscite encore et toujours des articles de presse, des études et la controverse. Est-il authentique, trace du “flash” de la résurrection du Christ, ou une contrefaçon habile ?
En réalité, selon l’historien français Nicolas Sarzeaud, spécialiste du culte et des images au Moyen-Âge, scientifiquement, “le dossier est clos” : il s’agit selon toute évidence d’un faux, fabriqué au XIVe siècle. D’une part, la datation au carbone 14 - qu’il n’y a aucune raison de remettre en cause – réalisée par trois laboratoires différents en 1988 livre la même fourchette de date (XIVe, voire XIIIe). D’autre part, les sources écrites n’évoquent pas ce suaire avant le XIVe siècle, tandis que les protagonistes de cette époque considèrent eux-mêmes le Saint Suaire comme… un faux !
”Déjà, vers 1900, le chanoine Ulysse Chevalier, en regardant la documentation, affirme que le suaire date du quatorzième siècle – 80 ans avant la datation au carbone 14. Ce n’est pas pour rien. La raison est que les sources sont assez terribles. Pour évoquer le faux, elles sont en fait exceptionnelles de clarté. Dans ma thèse, j’ai 130 suaires et le Saint Suaire est le seul dont on dit à l’époque qu’il est fabriqué”, cadre d’emblée Nicolas Sarzeaud, auteur de 'Copie et culte : le Suaire du Christ, une image-relique reproductible du XIVe au XVIe siècle'. “Étant donné l’état de la documentation, on peut même quasiment affirmer que le Saint Suaire a été fabriqué vers 1350-1355”, précise-t-il.
Plainte au pape Clément VII
Un document de l’époque lui apparaît très révélateur : le mémoire de l’évêque de Troyes Pierre d’Arcis, écrit au Pape en 1389, pour se plaindre de l’ostension trompeuse de l’objet, que l’évêque affirme clairement être une fausse relique. Cette exposition a lieu non loin de Troyes (Champagne), à Lirey, petite bourgade où se trouve une collégiale, dirigée par un collège de chanoines. Au pape Clément VII, Pierre d’Arcis fait le résumé de l’affaire, qui a en fait débuté une trentaine d’années auparavant, lorsque le Saint Suaire a commencé à être montré au milieu des années 1350 à la collégiale de Lirey. Avant que, sous l’injonction de l’évêque Henri de Poitiers, prédécesseur de Pierre d’Arcis, le culte ne cesse et que le Suaire ne soit retiré à la vue du public pour trois décennies. Jusqu’au moment du mémoire, donc.

Se fondant sur une enquête qu’a menée Henri, Pierre assure que c’est un artisan qui a fabriqué le suaire et qu’on l’a identifié. “La fabrication de fausses reliques nous est rarement décrite, elle peut l’être dans des textes très polémiques et humoristiques qui se moquent du clergé, mais les textes à portée pastorale qui expliquent très clairement que quelqu’un a fabriqué la relique comme celui-ci le fait, c’est extrêmement rare. C’est un dossier exceptionnel de connaissance du faux”, souligne le médiéviste Nicolas Sarzeaud, chercheur à l’Université de Lyon.
Autre particularité étonnante : les possesseurs du Suaire, la famille de Charny, assurent eux-mêmes que le linge exposé n’est pas une vraie relique. “Lorsque les possesseurs de l’objet font la demande (en 1389, première mention de l’objet dans la documentation, selon M. Sarzeaud) au Pape de pouvoir ressortir l’objet qu’ils avaient dû mettre de côté après l’intervention de l’évêque (Henri), ils utilisent le terme 'figure ou représentation' du suaire. Un terme qui ne laisse aucune ambiguïté : c’est une image. Pierre d’Arcis lui n’est pas d’accord avec cette formulation qui lui paraît trop gentille. Pour lui, c’est n’importe quoi : il dit que cette appellation a été inventée à dessein par le doyen (des chanoines) de la collégiale pour pouvoir ressortir l’objet, qui effectivement avait été montré pendant un temps comme une relique mais qui s’était fait casser par l’évêque précédent. C’est en effet un terme qu’on retrouve peu dans la littérature pour désigner l’image de reliques. Pierre d’Arcis accuse le doyen d’avoir inventé cette formule 'figure ou représentation' du suaire pour relancer l’image sans avoir à en justifier l’authenticité. Mais c’est aussi la position du Pape, qui dira qu’on peut montrer l’objet, mais en tant qu’image.”
”Un gros scandale”
Pourtant, poursuit l’historien qui donne l’exemple d’un autre suaire (il y en a des dizaines au Moyen-Âge) accepté par le Pape comme relique à Carcassonne à la même période, “il n’y a pas besoin de grand-chose pour faire passer un objet pour une relique au Moyen-Âge”. “Mais à Lirey, visiblement, cela ne passe pas. Et si cela ne passe pas, pour moi, la seule explication est celle de l’évêque de Troyes : il y a eu un gros scandale (dans les années 1350) car on a trouvé que c’était un faux. Un scandale tel qu’ils ont dû cacher l’objet pendant trente ans. Et lorsqu’on l’a ressorti, le problème était le même. Les acteurs de la première phase étaient encore vivants à cette époque, donc impossible de mentir sur ce qui s’était passé.”
Si Pierre d’Arcis ne donne pas le nom du faussaire, il dénonce sans ambages ce qu’on pourrait appeler de nos jours le commanditaire du crime : “Pour lui, c’est le doyen de la collégiale qui a – en latin il écrit providiatur – fait pourvoir le suaire. C’est donc le doyen de la collégiale qui l’a fait obtenir. On a envie d’entendre 'commander', mais c’est peut-être un peu fort. Mais il semble bien que le doyen de la collégiale soit à la manœuvre. Il l’a commandé à quelqu’un. À qui ? la question est ouverte.”
Les documents historiques donnent en effet extrêmement peu d’infos sur ce que pourrait être le profil d’un faussaire en reliques au Moyen-Âge. “On sait en tout cas qu’ils existent, que des gens fabriquent des fausses reliques. (Le théologien et écrivain médiéval) Guibert de Nogent écrit ainsi un traité sur les reliques où il raconte qu’un jour un bonimenteur était à côté de l’église en train de vanter un morceau de pain qui aurait été mastiqué par le Christ pendant la dernière Cène, et qu’il a demandé à Guibert de monter sur l’estrade pour confirmer ! À l’époque, on déclenche assez peu de procès contre les faussaires de reliques. La question de leur authenticité n’empêche pas l’Église de dormir. Sa position est un peu celle de la Curie romaine si vous l’interrogiez en off aujourd’hui : 'les gens ont besoin de ça, donnons-leur leurs reliques'…”
Attirer les pélerins dans un “trou paumé”
En revanche, le mobile d’une telle contrefaçon, lui, ne fait aucun doute : la célébrité et l’argent. “L’argent est le mobile qu’évoque l’évêque de Troyes Pierre d’Arcis, qui assure que pour lancer la dévotion du Saint Suaire vers 1350, les chanoines de la collégiale ont d’ailleurs payé des individus pour faire croire à des miracles, par exemple un faux paralytique qui se lève au milieu de la foule pendant l’ostension. Cela témoigne d’une entreprise du faux assez poussée. Mais en fait, plus que l’argent, c’est le désir de faire de Lirey – une collégiale dans un trou paumé – un sanctuaire important. La collégiale aspire à avoir beaucoup de pèlerins, qui lorsqu’ils viendront feront en effet des dons (argent, livres, biens de toutes sortes…) à l’église et des prières pour l’âme du fondateur de la collégiale ou l’évêque en échange d’indulgences.” Les indulgences ? En quelque sorte des jours de rabais au Purgatoire, “invention médiévale”.

Entre sanctuaires, il s’agit autant d’émulation que de compétition. “Certains ont dit que l’évêque de Troyes était jaloux de Lirey (et donc voyait le culte du Saint Suaire d’un mauvais œil, NdlR), mais en fait, dans ma thèse, j’ai plutôt observé l’inverse. Les gens qui font la promotion d’un suaire disent que les autres sont vrais, parce que leur intérêt est que ce soit dans l’air du temps. En outre, une fois que quelqu’un est à Lirey, rien ne l’empêche de pousser jusqu’à Troyes. Et on voit aussi que plusieurs sanctuaires s’organisent ensemble pour mettre sur pied un grand événement où tout le monde vient au même moment.”
Mais la présence d’une relique du Christ sur leur territoire renforce aussi le statut des seigneurs locaux – les Charny – car les princes médievaux utilisaient les reliques du Christ pour souligner leur rôle de représentant de Jésus sur Terre. Sans oublier que les fidèles, s’ils veulent une indulgence, doivent aussi prier pour Geoffroy de Charny et sa femme… “L’intérêt du sanctuaire et du seigneur local étant mêlés”, on peut penser qu’ils étaient de mèche… “Il y avait d’ailleurs une sorte de possession 50/50 de la 'relique' entre le collège et la famille” : ouvrir le reliquaire nécessitait deux clés, l’une appartenant aux chanoines, l’autre aux Charny…
Modus operandi
Reste une question cruciale : le modus operandi. Comment a bien pu procéder le faussaire pour fabriquer le suaire ? On l’ignore. Si l’image de l’homme donnée par le linge correspond très bien à l’iconographie du Christ au XIVe siècle (cheveux longs, barbe…), elle est “extrêmement singulière”. “Ce n’est parce que j’ai dit que c’est un faux que je dis que c’est une image qui ne vaut rien. C’est une image d’une très grande ingéniosité. Pierre d’Arcis dit que l’image a été dépeinte (”depingere”, cela ne veut pas dire nécessairement “peinte”, c’est 'figurer') avec une grande intelligence. Pour tous les motifs textiles à l’époque, on utilisait l’impression à la planche. Cela se fait en aplat, et donc c’est complètement homogène. Mais sur le suaire, des zones sont plus foncées que d’autres. Comment cette technique a été obtenue est une vraie question et reste une vraie belle question.”
Une brèche dans laquelle les “pro” et “anti” authenticité se sont engouffrés. “Les pros authenticité disent : 'vous ne savez pas comment cela a été fabriqué'. Les anti-authenticité fabriquent donc des suaires avec des méthodes qu’ils font dans leur garage. En tant qu’historien, je ne suis pas plus convaincu par les antis que par les pros !” Une théorie évoque un système de sculpture tamponné contre un linge. Cela paraît assez crédible à Nicolas Sarzeaud mais aucun document historique ne le confirme.
La “parascience” autour du Saint Suaire
Au XXIe siècle, le Suaire a en tout cas toujours ses faussaires, car une véritable “parascience” (champ de recherche doté de méthodes qui ressemblent aux méthodes scientifiques sans en présenter les garanties attendues) s’est développée autour du linceul. “Des études scientifiques ont été faites par n’importe qui et n’importe comment dans le but de montrer que le suaire était authentique”, détaille le médiéviste Nicolas Sarzeaud : autoréférencement, techniques inadaptées à l’objet (étude de pollens, groupage sanguin…), utilisation et invention de méthodes propres, scientifiques qui s’aventurent sur des terrains qui ne sont pas les leurs…
Exemple fameux : cette étude parue en avril 2022, qui affirmait, avec un nouveau système de datation, que le suaire remontait au Ier siècle. Cette équipe ne contenait “aucun spécialiste reconnu des textiles” et appliquait, avec le Suaire, une méthode de datation qu’elle avait inventée, et à un tissu pour la première fois. “Il n’y a aucune chance qu’elle soit répliquée, prédit Nicolas Sarzeaud. Ces gens-là, personne ne les connaît dans le monde des textiles. Ils arrivent et disent : 'on vous invente une nouvelle méthode de datation des textiles'. Ils le font sans aucun partenariat avec un musée des textiles, sans aucun partenariat avec un spécialiste des textiles…”
”Je crois que la visée profonde (de cette parascience) est d’avoir un affichage médiatique. Et comme le disait mon directeur de thèse, au Moyen-Âge, il fallait un beau reliquaire et des luminaires pour 'faire vrai'. De la même manière, aujourd’hui, il faut de la science, non pas au sens d’un vrai projet scientifique, mais une sorte d’affichage scientifique. Il y a aussi ce phénomène de gens qui veulent rationaliser leurs croyances, que la science confirme la foi. C’est l’idée qu’on peut prouver la Résurrection, que la vie est éternelle, en gros. Le Saint Suaire constitue un objet qui a quasiment cette promesse-là en lui. Donc, il y aura toujours des gens pour dire qu’il est authentique. C’est sûr.” Quant à l’Église, rappelle l’historien, elle se réfère à l’étude sur le carbone 14 et attribue elle-même au Saint Suaire un statut d’image et non de relique. Elle a clos le dossier et ne permet d’ailleurs plus d’analyse d’échantillons du tissu.