Liège, St-Christophe, 3 août 42

Le 18 novembre dernier, "La Libre Belgique" publiait, à la demande du curateur de "Kazerne Dossin", le futur Musée-mémorial de la Shoah qui est en voie de finition à Malines, une énigmatique photo qui devait logiquement se raccrocher à l’histoire de la déportation des juifs en Belgique.

Christian Laporte
Liège, St-Christophe, 3 août 42
©n.d

Le 18 novembre dernier, "La Libre Belgique" publiait, à la demande du curateur de "Kazerne Dossin", le futur Musée-mémorial de la Shoah qui est en voie de finition à Malines, une énigmatique photo qui devait logiquement se raccrocher à l’histoire de la déportation des juifs en Belgique.

Deux mois après, le Pr Herman Van Goethem (Université d’Anvers) nous précise que l’énigme est en bonne voie d’être résolue. "Notamment grâce à l’appel lancé via "La Libre Belgique", la photo a suscité énormément de réactions en Flandre tout comme en Wallonie", explique le curateur.

"Des personnes de tous âges ont pensé identifier la grille dans leur ville. Des associations locales ont ressorti leurs vieilles photos, toutes sortes de collectionneurs et de spécialistes ont proposé des analyses parfois étonnantes comme celle d’Arnaud Kempeners qui a précisé que sur la fourche de la bicyclette, se trouvait une plaque d’immatriculation belge de 1942. Ce qui confirmait la période et le pays."

Mais où pouvait-elle donc se situer ? "Des dizaines d’Anversois m’ont suggéré que la grille était celle longeant la ligne de chemin de fer Anvers-Berchem ou celle de l’église Saint-Joseph. Mais on a aussi eu des indications de Malinois la situant tantôt au Pitzemburg, tantôt au "Wollemarkt". Entre-temps, dans notre investigation, il a semblé de plus en plus clair qu’il s’agissait d’une grille religieuse. Mais comme il y avait à l’époque énormément de grilles, à chaque parc public, chaque bâtiment officiel, à toutes les églises, couvents et cimetières la recherche semblait désespérée."

Et pourtant, les chercheurs ont vu poindre une petite lumière dans les ténèbres par une déduction météorologique.

"Depuis 1833, l’Institut royal météorologique établit des statistiques du temps. Sur la photo, on a pu constater que la rue est mouillée. Si on l’agrandit fortement, on y voit une petite flaque où se reflète une chaussure. Mais les 14 et 15 août 1942, il faisait très chaud, et ce qui est certain, c’est qu’ il n’y a pas eu de précipitations ! Il était donc impossible que la photo ait été prise le 15 août comme j’avais osé le penser. Cela entraîne aussi que je me suis trompé en pensant y identifier certaines personnes."

En consultant les données météo de 1942, il apparaît qu’il avait beaucoup plu début août.

"A partir de là, certains éléments se sont enchaînés. M. Carl De Temmerman a apporté un élément essentiel. A savoir que le 3 août, un groupe de juifs était parti de Liège. Mieux, comme la Cité ardente est bien documentée sur le plan photographique, une nouvelle recherche nous a permis d’identifier la grille : c’est celle de l’église St-Christophe, sur la place éponyme."

Herman Van Goethem s’est alors référé à l’étude magistrale présentée en primeur par "La Libre", en 2010, par Thierry Rozenblum sur les juifs de Liège sous l’Occupation (1940-1944). "L’information concernant cette photo se trouvait aux pages 96 et 97. Début août, deux opérations se déroulaient au même moment à Anvers et à Liège. D’une part, hommes, femmes et enfants étaient convoqués sous la menace à se présenter à la caserne Dossin pour la "mise au travail obligatoire". Ces transports partaient en réalité vers Auschwitz, et un grand nombre de déportés étaient directement gazés à l’arrivée. D’autre part, les hommes étaient également appelés pour le travail obligatoire dans le nord de la France dans le cadre de l’Organisation Todt. Il s’agissait surtout là de renforcer les fortifications militaires et de construire le fameux mur de l’Atlantique, ce qui s’apparenta à un véritable travail d’esclave."

Et, dès lors, "le 3 août 1942, dans la matinée, 150 hommes juifs ont été mobilisés pour partir vers le nord de la France depuis la place St-Christophe. Mal nourris et travaillant jusqu’à 18 heures par jour, certains y perdirent la vie, quinze autres purent s’échapper.

Huit travailleurs étaient si malades et épuisés qu’ils furent renvoyés chez eux, mais cinq d’entre eux partirent vers Auschwitz. Enfin, en octobre 1942, tous les travailleurs qui avaient été mis au travail dans le nord de la France ont été déportés à Auschwitz via Malines. Cette photo montre donc un départ pour un transport à partir de Liège, le 3 août 1942, avec comme trajet final le département du Nord-Malines-Auschwitz".

Pour le Pr Herman Van Goethem, "il s’agit à l’évidence d’une photo exceptionnelle et extrêmement rare pour la Belgique. En fait, si on connaît tous ces détails, c’est grâce à "La Libre Belgique" clandestine. Dans son numéro daté du 1er septembre 1942, elle rapportait en effet que plus de 300 hommes - c’était un chiffre toutefois exagéré - avaient été "salués" lors du départ de Liège par leurs proches".

Reste une question : on peut se demander pourquoi sur la photo, si peu de personnes portent l’étoile juive. "La question doit être analysée plus avant. Les juifs de Liège ne portaient plus systématiquement l’étoile juive depuis longtemps, mais "La Libre" résistante parle aussi de non-juifs présents : "Les Belges qui assistaient à cette déportation en masse, ne pouvant eux-mêmes cacher leurs larmes, avaient la figure crispée par la colère."

Et Herman Van Goethem d’insister "sur le fait que la paroisse St-Christophe aurait mis sur pied un important réseau catholique d’aide aux juifs, avec, comme figure centrale, Max-Albert Van den Berg".

Afin d’aller plus loin dans l’investigation, la photo a aussi été publiée dans la presse locale liégeoise afin de demander aux Liégeois s’ils y reconnaissent des personnes.

"Nous attendons les résultats. Nous sommes également à la recherche de personnes pouvant encore témoigner à propos de cette journée dont les enfants de déportés, et il y a encore deux survivants de la déportation elle-même."

L’équipe de "Kazerne Dossin" veut, enfin, élucider la question de savoir de quel dossier provient la photo. "Il y a encore beaucoup de pain sur la planche pour les historiens", conclut Herman Van Goethem

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