"Les paris truqués menacent l’avenir du sport"
Ancien bras droit de Mark McCormack, le fondateur du groupe de management IMG, Eric Drossart fait office de personne référence dans le domaine du sport-business. Le Belge analyse l’un des phénomènes qui gangrènent le sport moderne, les paris truqués.
Publié le 18-01-2014 à 05h43 - Mis à jour le 19-03-2014 à 20h45
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Après une longue et remarquable carrière au sein du groupe de management IMG, où il fut le bras droit de Mark McCormack et dont il est toujours consultant, l’ancien champion de tennis belge Eric Drossart, 71 ans, est entré dans le Board de l’ICSS. Cette Fondation qatari est désireuse de lutter pour l’éthique et la sécurité dans le sport en combattant les paris truqués et clandestins.
Un défi gigantesque. Rencontre avec une personnalité qui fait office de référence dans le sport-business
Quelle est la vocation de l’ICSS (International Centre for Sport Security) ?
“Soyons clairs : le sport est très gravement menacé par un fléau dont on parle peu mais qui est en train de le pourrir à tous les étages : les paris illégaux et les matches truqués. Songez qu’on évalue à 550 milliards de dollars le chiffre d’affaires annuel de cette activité frauduleuse et criminelle. C’est gigantesque. Il est urgent d’agir sous peine de tuer l’essence même des compétitions. C’est pour cette raison que le Qatar, très présent dans le monde du Sport, a créé cette Fondation, présidée par Mohammed Hanzab.”
Comment lutter contre pareille gangrène ?
“C’est évidemment très compliqué. Les sites clandestins de paris en ligne sont généralement situés en Asie du Sud-Est, notamment en Chine et, surtout, aux Philippines. Il est très compliqué et dangereux de s’infiltrer dans ces réseaux nébuleux aux mains d’une mafia très bien organisée. C’est une véritable jungle. Il est évident qu’il nous faudra, à terme, l’aide des gouvernements pour endiguer cette vague qui menace grandement le sport. Mais nous travaillons déjà en amont avec une équipe de 65 personnes. Au sein du Board de l’ICSS, on retrouve l’Anglais Lord John Stevens, ancien patron de Scotland Yard, le Singapourien Khoo Boon Hui, ex-président d’Interpol, l’Australien Peter Ryan, responsable de la sécurité aux Jeux Olympiques de Sydney. Ou encore l’Allemand Helmut Spahn, ancien chef de la sécurité du Mondial de football de 2006. Nous récoltons un maximum d’informations. Même s’il s’annonce long, le combat est indispensable.””
L’enjeu est si important ?
“Oui ! On parle beaucoup de la lutte contre le dopage. Elle est évidemment essentielle pour un sport propre. Mais les paris illégaux sont d’une dimension encore plus grande et inquiétante. Ici, en Europe, les paris sportifs sont gérés par des opérateurs agrées avec une législation transparente. Tout es clean. Ce n’est pas toujours le cas ailleurs, notamment en Asie du Sud-Est. Les opérateurs clandestins se multiplient. Le football est concerné en première ligne. Il génère 85 % de ces paris avec, à la clé, de l’argent sale, de la corruption et de nombreux matches truqués avec des enjeux énormes cachés dans des paradis fiscaux. La Chine est une plaque tournante. La Belgique est bien placée pour le savoir depuis l’affaire Zheyun Ye qui a causé tant de dégâts entre 2004 et 2006. Elle était d’ailleurs symbolique d’une tendance : la corruption sévit généralement dans les petites divisions, avec des clubs et des joueurs modestes, lors de matches apparemment sans grand intérêt. C’est évidemment plus facile pour les fraudeurs. Et tout aussi rentable…”
Quel est l’intérêt du Qatar de jouer les chevaliers blancs dans ce combat ?
“Le Qatar investit énormément dans le sport, en général, et le football, en particulier. Il n’a aucun intérêt à voir celui-ci vicié de l’intérieur. Au contraire. Notre Fondation a récemment conclu une joint-venture avec la Sorbonne pour créer une chaire sur l’éthique et la sécurité dans le sport. L’objectif est de comprendre les mécanismes très pointus mis en place et de proposer des réponses à l’échelle planétaire. Nous voulons conscientiser les gouvernements nationaux et les autorités sportives, nous tissons des liens avec des institutions comme l’Unesco, nous travaillons sur des documents de Droit,…Et nous sommes, bien sûr, présents sur le terrain avec des collaborateurs qui s’infiltrent et prennent souvent de grands risques.”
Le football est-il le seul sport concerné ?
“Non. On a repéré de nombreux matches truqués en cricket, un sport très populaire en Asie. Il y a eu aussi des cas avérés et des soupçons en tennis. Pour un joueur, il peut être tentant de gagner ou de perdre un match sur commande et de permettre ainsi à des parieurs complices de toucher de très grosses sommes. Et d’autres disciplines sont concernées,. Mais cela n’a rien à voir avec le football qui – je le répète – centralise 85 % de la fraude au niveau mondial.”
La corruption dans le sport ne touche pas que les paris truqués. Elle semble aussi présente dans les coulisses de grandes institutions comme la FIFA ou le CIO…
“C’est exact. L’héritage du passé est encore très présent. Je crois que Jacques Rogge a réalisé un excellent travail à la tête du Comité Olympique International en éliminant certains dirigeants corrompus et en supprimant certaines habitudes. Je ne sais pas si ce même travail a été effectué à la FIFA. Une commission d’éthique y a bien été créée mais à partir du moment où ses membres sont payés par par l’organisme, on peut se poser des questions.”
En marge de cette croisade pour l’éthique, vous êtes toujours consultant pour IMG pour les droits de retransmission de certains grands événements sportifs, comme les Jeux Olympiques. Quel regard portez-vous sur les évolutions dans ce secteur ?
“Là aussi, les montants sont énormes. Notamment en football. Mais ils correspondent à la loi de l’offre et de la demande. Et d’autres enjeux se profilent déjà à l’horizon. Les professionnels du secteur doivent désormais gérer et anticiper l’essor des retransmissions via le web. Pour l’heure, les droits Internet ne représentent qu’environ un quart des revenus. Mais cela pourrait bouger à l’avenir même si, à mon avis, le spectateur suivra toujours prioritairement les grands événements sportifs devant l’écran de télévision plutôt que devant celui d’ordinateur.”
Le monde économique a beaucoup changé ces dernières années avec, notamment, l’émergence de nouvelles nations. Assiste-t-on au même phénomène sur la carte du sport-business ?
“Oui. Le plus bel exemple concerne les Emirats. Dubaï sait qu’il n’aura plus de pétrole dans vingt ans et investit donc en masse dans le tourisme. Abu Dhabi, qui est particulièrement riche en matières premières, est en train de devenir incontournable en matière de culture et d’art. Quant au Qatar, il a fait du sport son business plan en jumelant l’organisation de grands événements comme la Coupe du Monde de football, la prise de contrôle de grands clubs européens, comme le Paris Saint-Germain et surtout l’achat des droits de retransmission avec la chaîne Al-Jazeera et sa filiale BeIn Sport, présente dans de nombreux pays. Tout est parfaitement étudié à échéance 2030 avec la volonté de faire du Moyen-Orient une plaque tournante, un pivot à l’échelle mondiale dans de nombreux domaines, y compris politique. Et le sport est une façon habile de devenir incontournable.”
Et la Chine ?
“Elle est là, en embuscade. Elle investit dans de nombreux domaines et le sport fait aussi partie de ses priorités. On le constate en consultant le tableau des médailles olympiques. Le développement de son football a été précisément freiné par la corruption. Mais, lorsque le nettoyage éthique sera terminé le football chinois sera en première ligne à l’échelle mondiale. C’est écrit. Oui, en sport aussi, le monde bouge et évolue vers l’Est…”
La Belgique organise de moins en moins de grands événements sportifs. Etes-vous surpris ?
“Non. Il est de plus en plus difficile pour un organisateur de réunir les budgets nécessaires. Les sponsors n’ont plus les moyens de suivre. Autrefois, avec IMG, j’ai organisé de grands tournois de golf ou tennis en Belgique. Les plus grandes stars mondiales étaient présentes. Ce n’est plus envisageable aujourd’hui. Faire venir les grands champions de tennis est, par exemple, devenu quasiment impossible – car bien trop onéreux – pour un petit pays comme le nôtre. En football, le constat est le même. Le championnat belge ne génère, à l’échelle mondiale, que de faibles revenus en droits de télévision. Du coup, les budgets de nos clubs sont devenus dérisoires par rapport à ceux des grands clubs de la Liga, de la Premier League ou de la Bundesliga. C’est un cercle vicieux. Le phénomène est identique aux Pays-Bas.”
Vous avez été l’un des meilleurs joueurs de tennis belge dans les années soixante. Suivez-vous toujours l’actualité de ce sport ?
“Oui, mais de loin. J’apprécie encore quelques joueurs très talentueux comme Roger Federer mais, pour être sincère, je regrette l’époque où les champions montaient au filet. C’était un autre tennis. Là, c’est devenu plutôt ennuyeux. Personnellement, je préfère le golf. Un sport passionnant que je pratique toujours au Zoute…”