Lindsey Vonn, le crépuscule d'une déesse
Publié le 10-02-2019 à 08h15 - Mis à jour le 10-02-2019 à 13h23
:focal(2405.5x1210:2415.5x1200)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/KE27K7MK6ZH5PLM5MQ4DH2OXV4.jpg)
La championne américaine prend dimanche le départ de sa dernière compétition. Retour sur la carrière extraordinaire d’une diva des neiges.Si vous saviez comme j’aime mon corps ! Il n’y a pas de mots pour l’exprimer." La skieuse Lindsey Vonn, 34 ans, l’a forgé tout au long de sa carrière. Elle a sollicité sa puissance, elle l’a poussé dans ses retranchements, elle a façonné ses muscles, développé sa force, géré son énergie. Il l’a trahie plus souvent qu’à son tour. Elle l’a dompté à chaque fois, avec une détermination, un engagement et une motivation exceptionnels, malgré les moments d’angoisse et de doute qui se sont immiscés. "Quand on est fort, tout devient possible", croyait-elle dur comme fer. Mais, aujourd’hui, ce corps-là a craqué. "Ces dernières années, j’ai subi plus de blessures et d’opérations chirurgicales que j’ai bien voulu l’admettre", a-t-elle révélé le 1er février. "Mon corps est irréparable et ne me permet pas d’avoir la dernière saison dont je rêvais. Mon corps me hurle d’ARRÊTER et il est temps de l’écouter." Alors, "après de nombreuses nuits d’insomnie, j’ai finalement accepté le fait que je ne pouvais pas continuer le ski de compétition". La descente des championnats du monde, dimanche à Åre, en Suède, sera la dernière de sa carrière.
On aimerait être dans sa tête, à l’heure de se présenter au portillon de départ de l’épreuve de vitesse ; observer cette concentration intense dans laquelle se plongent les athlètes avant de s’élancer dans une pente vertigineuse et glacée. Arrive-t-on à s’extraire de l’environnement extérieur, à ne pas laisser les pensées envahir sa bulle, quand on sait que le bip de départ sonne pour la dernière fois ?
Une tortue
Lindsey Kildow - son nom de jeune fille - a vécu ses premiers virages dans un porte-bébé, sur le dos de son père, Alan, ancien champion de ski junior des États-Unis. La famille vivait à Burnsville dans le Minnesota, à cinq minutes de Buck Hill, une colline culminant à… 373 mètres. Lindsey, qui adorait enfiler les descentes, intègre à 7 ans l’équipe locale qu’entraînait le coach autrichien Erich Sailer. "J’étais tellement lente qu’Erich reprochait à mon père d’avoir engendré une tortue", raconte-t-elle dans son livre Strong is the New Beautiful.
La tortue a une dizaine d’années quand, dans le magasin de sport du coin, elle tombe sur la coureuse américaine Picabo Street, l’héroïne dont Lindsey punaisait les portraits sur les murs de sa chambre. "Picabo vivait de son sport. Je me suis dit : je veux faire comme elle." Et quand Lindsey Vonn se met quelque chose en tête…
La gamine s’entraîne avec une telle motivation que toute la famille déménage pour s’installer dans la station de Vail dans le Colorado. Un sacrifice qui lui met "une pression incroyable", mais se révèle payant. À 14 ans, elle devient la première Américaine à remporter la Topolino, la célèbre course de ski pour jeunes. Sur la plus haute marche du podium, "j’ai enfin senti que la tortue qu’Erich Sailer avait vue à Buck Hill avait disparu". La fédération américaine l’envoie en Coupe du monde à 16 ans, à Park City ; puis aux Jeux olympiques à 18 ans, à Salt Lake City. Lorsqu’elle entre dans le stade, le soir de la cérémonie d’ouverture, la clameur de la foule la submerge, l’émotion la gagne, avant de faire place à un immense soulagement : "Les sacrifices de ma famille avaient porté leurs fruits de façon très concrète." Et le meilleur était encore à venir.
En décrochant sa première médaille d’or en Coupe du monde, à Lake Louise en 2005, elle réalise qu’elle ne fera pas de la figuration sur le circuit blanc, mais aussi que, pour skier plus vite encore, devenir l’athlète affûtée qu’elle rêve d’être, il lui faudra renforcer son entraînement physique et gagner en puissance. Elle déteste courir, depuis toujours ; mais rouler à vélo et soulever des haltères, elle adore (la pêche à la mouche aussi, mais ça lui est moins utile dans l’immédiat). Elle ne cessera, tout au long de sa carrière, de s’activer dans les salles de sport et d’expérimenter des régimes alimentaires pour optimiser ses performances (malgré un attrait pour le chocolat qu’elle mangeait parfois en cachette de son entraîneur dans les toilettes des stations-service).
Lindsey a le caractère d’une guerrière, elle prend énormément de risques - ça passe ou ça casse… Une première chute impressionnante, lors des JO de Turin en 2006, la convainc de renforcer son corps davantage encore : il pourra mieux encaisser les chocs. Aux championnats du monde d’Åre en 2007, ses efforts sont récompensés de deux médailles d’argent, en descente et en super-G. La jeune femme est heureuse. Elle s’est mariée avec son petit ami Thomas Vonn, elle a remporté le classement général de la Coupe du monde. Polyvalente, elle réussit à s’imposer dans toutes les disciplines du ski alpin.
Pour progresser encore, elle sait qu’elle doit également développer sa force mentale, apprendre à gérer la pression grandissante. "Je devais trouver ma propre notion de calme tout en conservant l’agressivité qu’il me fallait." Aux Mondiaux de Val d’Isère, en 2009, pour la première fois, elle se sent parfaitement préparée. Elle remporte l’or dans les épreuves de vitesse. Désormais, le Graal sera olympique.
Mais, deux semaines avant l’ouverture des Jeux de Vancouver, en 2010, elle se blesse au tibia lors d’un entraînement. La poisse. "Marcher me faisait un mal de chien." La jeune femme, qui n’est plus en état de s’entraîner sérieusement, fait l’impasse sur la cérémonie d’ouverture ; elle s’isole dans un appartement, se coupe des réseaux sociaux. "Il n’était pas question que je déclare forfait." Coup de bol, une tempête oblige les organisateurs à reporter les épreuves ; elle dispose de quelques jours de plus pour récupérer. À l’heure de prendre le départ de la descente, elle se fixe l’objectif de faire de son mieux - c’est déjà pas mal - et termine… avec l’or autour du cou. "Il m’a fallu des semaines, des mois, pour assimiler que j’étais double médaillée olympique" (avec le bronze en super-G).
People et bankable
Sa vie prend alors un nouveau tournant. L’athlète remportait des courses depuis des années, mais les Américains paraissent découvrir son existence et sa plastique. Les podiums olympiques l’ont rendue people et bankable. Elle pose en maillot de bain, elle est invitée à des événements hollywoodiens, à des premières de films, des réceptions, des talk-shows. "Au début, j’adorais m’habiller, fouler les tapis rouges, rencontrer des stars que je n’avais vues qu’à l’écran. Mais plus je passais de temps à ces mondanités, plus je me sentais déplacée, mal à l’aise." Lindsey Vonn est glamour, pomponnée, belle et grande mais, musclée et imposante, elle détonne dans un monde longiligne où l’apparence est plus importante que la force.
Si elle continue à gagner des épreuves de Coupe du monde, elle se sent aussi moins motivée, un peu perdue. À la fin de la saison 2010-2011, elle rate de trois minuscules petits points le globe de cristal du classement général de la Coupe du monde, derrière sa future ex-meilleure amie Maria Riesch. Déçue, blessée dans son ego, elle entame la saison suivante d’autant plus déstabilisée que Thomas et elle divorcent après dix ans de vie commune.
Lindsey, qui restera Vonn, se lance à corps perdu dans sa carrière. Elle renoue avec l’assurance à force de victoires. Cette fille a la gagne chevillée au corps. Le golfeur Tiger Woods entre alors dans sa vie. Elle se sent forte, physiquement et mentalement. Elle aurait d’ailleurs bien aimé se mesurer aux hommes, mais ça lui a toujours été refusé.
Coup de mou
La saison 2012-2013 s’annonce prometteuse, Lindsey est déterminée à s’imposer aux championnats du monde de Schladming. Hélas, sa jambe droite se dérobe à la réception d’un saut en super-G, elle valdingue, jusqu’à s’immobiliser brutalement en bord de piste. "J’ai tout de suite compris que c’était grave." Tous ceux qui les ont entendus se souviennent encore de ses cris de douleur, lancinants. Ligaments déchirés, plateau tibial fracturé. Il lui faudra des mois de rééducation et une volonté de fer pour retrouver les skis avec un objectif en tête : les jeux de Sotchi. Mais le sort s’acharne. En dépit d’une déchirure ligamentaire au genou, elle refuse de ranger les skis et continue à concourir, jusqu’à ce que, à Val d’Isère, en 2013, son ménisque lâche.
Lindsey sombre, déprimée. Tiger Woods, monopolisé par sa propre carrière, ne lui est pas d’un grand secours. "J’avais besoin d’un ami pour traverser une rééducation longue et éprouvante, la deuxième en moins d’un an." Sur un coup de tête, elle se rend à un refuge pour animaux, pose les yeux sur un corniaud qui avait été heurté par une voiture. Il était blessé au genou, "je me suis dit : ‘on fait la paire’". Elle peine cependant à se relancer, à tout recommencer à zéro, encore une fois. Les exercices lui semblent épuisants, lassants, la volonté lui fait défaut. Pourtant, quand en décembre 2014 elle reprend la direction des pentes, elle remporte la descente de Lake Louise. "Encore une fois, j’étais de retour." Et, le 19 janvier 2015, à Cortina d’Ampezzo, elle arrache le record de victoires en Coupe du monde à l’Autrichienne Annemarie Moser-Pröll. "J’étais triomphante." La saison est belle, elle est de retour au sommet. Elle profite de sa médiatisation pour créer une fondation pour l’autonomisation des filles, mais on s’intéressera plus à l’adoption de son second chien, Bear, et surtout, surtout, à sa séparation de Tiger Woods quelques mois plus tard - pour "emplois du temps incompatibles". (Elle partage aujourd’hui sa vie avec le joueur de hockey sur glace P.K. Subban. Mais là n’est pas l’essentiel.)
La chute de trop
L’Américaine chute à nouveau, en Andorre cette fois : fracture du plateau tibial. Et, neuf mois plus tard, alors qu’elle reprend l’entraînement à Copper Mountain, elle se fracture le bras droit. Il en faut plus pour l’abattre. Elle s’impose lors de la descente de Garmisch-Partenkirchen en 2017, décroche encore quelques médailles, dont une de bronze en descente lors des JO de Pyeongchang en 2018. Mais elle subit aussi, sans le dire à personne, une opération au genou, conséquence d’une chute mal soignée quelques mois plus tôt. Qu’à cela ne tienne, elle entend bien vivre une dernière saison 2018-2019 tambour battant. Elle veut battre le record de victoires en Coupe du monde détenu par le Suédois Ingemar Stenmark (86). C’était sans compter une nouvelle fracture, du genou gauche, lors d’un entraînement aux États-Unis en novembre. La chute de trop. Son corps est brisé au-delà du raisonnable.
"N’abandonnez jamais ! Si vous tombez, relevez-vous !" Ce mantra, Lindsey Vonn l’a toujours répété. Quatre-vingt-deux victoires en Coupe du monde, vingt titres annuels de Coupe du monde, trois médailles olympiques, sept aux Mondiaux : "J’ai accompli ce qu’aucune autre femme dans l’histoire n’a jamais accompli." À l’heure de remiser ses skis de compétition - des skis d’homme -, elle refuse qu’on la prenne en défaut : "Je n’abandonne pas ! Je commence juste un nouveau chapitre."