Katrine Switzer et le tirage de maillot qui a marqué l’histoire du sport
C’est un tirage de maillot qui a marqué l’histoire du sport et de la cause féministe. C’est aussi un cliché qui a exposé au monde l’organisation patriarcale de la société. C’est avant tout l’histoire de Kathrine Switzer qui, en étant la première femme à courir officiellement le marathon de Boston, a tiré le coup de feu de départ pour tant de coureuses derrière elle.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/a7e8a05d-209c-4db6-83e5-663de012415a.png)
Publié le 26-12-2021 à 12h05 - Mis à jour le 09-09-2022 à 17h57
Un peloton de coureurs foule le sixième kilomètre du marathon de Boston, lorsqu'un homme en tenue de ville pique un sprint. Le dossard n°261 qui vient de passer, Jock Semple, un des organisateurs de l'épreuve, est bien déterminé à l'arracher. Car ce dossard épingle le survêtement d'une femme qui, selon lui, n'a rien à faire parmi les athlètes masculins. Et qui, pour beaucoup d'autres, ne devrait pas courir du tout. Bousculée par Semple mais protégée par d'autres participants, la coureuse Kathrine Switzer parvient tout de même à franchir la ligne d'arrivée et devient, mercredi 19 avril 1967, la première femme à courir officiellement le marathon de Boston.
Une dizaine d'années avant cette course qui changera sa vie, Kathrine Switzer, encore enfant, se cherche une activité sportive. Pom-pom girl ? Elle en rêve. Pas convaincu, son père lui suggère de se mettre plutôt au hockey sur gazon. Elle accepte le stick et les crampons. Mais pas question de figuration, alors elle s'impose pour entraînement de courir un mile au minimum par jour, soit sept tours de la propriété familiale, en Virginie aux Etats-Unis.
Des douzaines de kilomètres plus tard, elle intègre l'équipe de hockey de la Madison High School où elle impressionne rapidement et scelle sa passion pour le sport. La course, pour Kathrine Switzer, c'est bien plus que de mettre un pied devant l'autre le plus vite possible. « J'ai grandi en pensant que courir était magique », explique aujourd'hui l'Américaine. « J'ai eu ce sentiment d'émancipation chaque jour où j'ai couru. C'est pourquoi j'essaie de transmettre cela, aux enfants ou même aux femmes âgées. Une fois que vous avez ce sentiment de pouvoir en courant, cela se traduit dans tout ce que vous réalisez ».
Au hockey, s’ajoute le basket-ball. Etudiante en journalisme, Kathrine s’implique aussi au sein de la rédaction du journal de l’école. Elle y écrit notamment un article sur deux étudiants qui ont couru le marathon de Boston. Cette année-là, pour pouvoir participer à l’épreuve, la coureuse Bobbi Gibb était sortie en catimini d’un buisson deux kilomètres après le départ officiel. Une performance de 3 heures, 21 minutes et 25 secondes qui marque la future journaliste, admise à l'automne 1966 à la prestigieuse Université de Syracuse de New York.
Dans sa nouvelle ville, la jeune femme est autorisée à s'entraîner au cross-country avec les hommes, faute d'équipe féminine. Sur les flancs des sentiers boueux, elle rencontre Arnie Briggs, un féru de course à pied que Kathrine décrit comme « la personne la plus influente », hormis ses parents, dans sa vie. Cet assistant coach d'athlétisme va animer les entraînements de la coureuse, avec des exercices physiques et une kyrielle d'anecdotes sur les compétitions qu'il a déjà disputées.
Ce qu'Arnie pense du marathon de Boston ? Rien de moins que le « plus beau jour de sa vie chaque année ». Tout le monde fait l'éloge de cette course. « Alors Arnie, arrêtons de parler du marathon de Boston et faisons-le », lance l'étudiante à son coach. Impossible, car d'après ce dernier « une femme ne peut pas le faire. Aucune femme n'a jamais couru un marathon. Les femmes sont trop faibles et trop fragiles ». À la fin des années 60, il se dit encore que l'effort physique pourrait faire pendouiller l'utérus, grossir excessivement les jambes ou développer une pilosité inhabituelle sur la poitrine des femmes. Pas prête à se dégonfler, Kathrine rétorque à son entraîneur que Bobbi Gibb en a été capable lors de l'édition précédente. Pas faux. Pas officiellement, nuance plein de mauvaise foi le coach, mais ce n'est pas faux. « Il était vraiment désagréable avec moi sur le moment, rembobine Switzer. Mais il a admis que si cette femme avait pu le faire, je pouvais le faire aussi. » Le coach promet de courir à ses côtés à Boston si elle est capable de courir 26 miles (42 kilomètres) à l'entraînement. Séance après séance, les distances parcourues s'allongent. « Trois semaines avant le marathon, Arnie et moi avons couru 26 miles, se souvient la coureuse. Alors que nous rentrions, ça me semblait trop facile, j'ai donc suggéré de courir cinq miles supplémentaires pour être en confiance pour Boston. » Mais Arnie estime qu'ils ont assez cavalé pour aujourd'hui. Il ne doute plus que Kathrine en est capable.
Dans le règlement de l'épreuve bostonnienne, rien ne mentionne le genre des participants. Kathrine paie les trois dollars d'inscription et s'enregistre sous ses initiales. Elle ne fait rien pour dissimuler qui elle est. Cheveux lâchés et boucles d'oreille, la jeune femme de 20 ans est accueillie avec bienveillance par une partie des 740 hommes qui gesticulent pour garder leurs muscles à température. À ses côtés, Arnie évidemment ; Tom Miller, son petit ami de l'époque ; et John Leonard, un membre de l'équipe de cross-country new-yorkaise. Quand Tom s'étonne du rouge à lèvres qu'elle porte, Kathrine refuse simplement de l'enlever. « Après des mois à m'entraîner avec Arnie et à rêver de ce moment, nous y étions, avec des centaines de compagnons. Tous des inconnus, mais qui comprenaient ce que signifiait ce moment et qui avaient travaillé dur pour y arriver. Plus que toute autre course avant, je me sentais chez moi ».
Le départ donné, chacun trouve son rythme. D'abord le petit trot, puis les foulées s'allongent. La coureuse présente les premiers kilomètres comme étant « vraiment sympas ». «On rigole et les gens passent à côté de nous en nous motivant. » Le groupe de Switzer rencontre le camion presse, lorsque deux organisateurs s'invitent en course. On écrira qu'ils étaient dérangés par les longs cheveux ou par la poitrine sous le numéro 261. Le fait qu'une femme ait décidé à leur insu de courir autant de kilomètres suffisait peut-être à les mettre hors d'eux-mêmes. Le premier, Will Cloney, ne parvient pas à accrocher la coureuse. « Instinctivement, j'ai tourné la tête et je me suis retrouvée nez-à-nez avec le visage le plus vicieux que je n'ai jamais vu, se remémore Switzer. Un grand homme édenté était prêt à bondir, et avant que je puisse réagir, il a attrapé mon épaule et m'a tirée en arrière, criant : 'Dégage de ma course et rends-moi ces numéros !' ». Alors que le bras droit de Jock Semple s'en prend au pull de Kathrine, l'homme vole sur le bas-côté. Tom Miller, amoureux de Kathrine et lanceur de marteau, lui adresse un convaincant coup d'épaule. Quand Switzer se retourne à nouveau, Arnie lui crie : « Cours comme jamais ! ». Elle boucle la course en 4 heures et 20 minutes. « Qu'est-ce qui vous a poussé à le faire ? Êtes-vous une Suffragette ? Pourquoi Boston ? Pourquoi portez-vous un dossard ? Reviendrez-vous courir ? » : les questions des journalistes fusent sur la ligne d'arrivée. Trop de questions, trop vite. "J'ai juste essayé de courir", se désespère l'athlète.

« Je savais que si j'abandonnais, personne ne voudrait jamais croire que les femmes ont la capacité de courir 42 km et plus. Si j'abandonnais, tout le monde dirait que c'était un coup de pub. Si j'abandonnais, cela ferait reculer le sport féminin bien en arrière au lieu de le faire avancer. Si j'abandonnais, je n'aurais jamais couru Boston. Si j'abandonnais, Jock Semple et tous ceux de son espèce auraient gagné. Ma peur et mon humiliation se sont changés en rage », débriefera plus tard la sportive, à froid. L'altercation avec l'organisateur de la course a été capturée par les photographes perchés sur la tribune presse. L'image fait le tour du monde et se retrouvera plus tard parmi la sélection des « 100 photos qui ont changé le monde » publiée par Life Magazine (2003).
Kathrine Switzer sera temporairement suspendue par la fédération d’athlétisme américaine. Après Boston, elle entame son combat pour le sport féminin.
New York, Los Angeles et Emmy Awards
Grâce aux efforts de Switzer et d'autres, les femmes sont officiellement autorisées à participer aux courses sur route en 1971. C'est Jock Semple en personne qui autorise la participation des femmes au marathon de Boston en 1972. Kathrine monte alors sur la troisième marche du podium, puis sur la première à New York en 1974. Trois années plus tard, elle co-crée le Avon International Running Circuit, une initiative qui organise des courses à pied dans 27 pays différents pour plus d'un million de femmes. En même temps, elle milite pour ajouter le marathon féminin aux épreuves olympiques. L'épreuve a lieu en 1984 à Los Angeles : 49 athlètes de 28 pays prennent part à la première édition.

Switzer n'a pas renoncé au journalisme. Elle commente les courses à la télévision et, en 1997, remporte un Emmy Awards pour son commentaire du marathon de Los Angeles. Elle écrit également trois livres, dont une autobiographie en 2007, « Marathon Woman ».
En 2011, son nom est inscrit au National Women's Hall of Fame, pour avoir brisé la barrière du genre et ouvert la voie aux femmes du monde entier vers la course à pied.
