Fuir l’ensablement de soi-même
Claire ou opaque à l’aube/au crépuscule à prendre/à briser ce poids d’être// chemin du sens/filon des mines/survivre et demeurer" Voilà, c’est dit. Dans son récent recueil, "De pierre en nuage", Philippe Jones allume un fanal qui éclaire par-dessous, dessus et en travers ce qui tisse ou fomente notre cheminement dans l’ici-bas. Puisque "les mots de tous les jours/sont ouverts aux marées", le poète d’"Au-delà du blanc" ou de "Racine ouverte" les charge de nous transborder d’une réalité à l’autre. Philippe Jones, d’ailleurs, a-t-il jamais rien fait d’autre ? Il faut tout relire d’une œuvre dont la poésie pénètre jusqu’au tissu de ses nouvelles et génère l’acuité d’un regard qui a "écouté" comme personne Pierre Bruegel ou Paul Delvaux, ou Magritte. C’est que le poète Jones, au travers du prosateur et de l’exégète, aujourd’hui plus que jamais, traverse le mot, fuyant "l’ensablement dans le soi-même".
- Publié le 18-01-2010 à 04h16
Claire ou opaque à l’aube/au crépuscule à prendre/à briser ce poids d’être// chemin du sens/filon des mines/survivre et demeurer" Voilà, c’est dit. Dans son récent recueil, "De pierre en nuage", Philippe Jones allume un fanal qui éclaire par-dessous, dessus et en travers ce qui tisse ou fomente notre cheminement dans l’ici-bas. Puisque "les mots de tous les jours/sont ouverts aux marées", le poète d’"Au-delà du blanc" ou de "Racine ouverte" les charge de nous transborder d’une réalité à l’autre. Philippe Jones, d’ailleurs, a-t-il jamais rien fait d’autre ? Il faut tout relire d’une œuvre dont la poésie pénètre jusqu’au tissu de ses nouvelles et génère l’acuité d’un regard qui a "écouté" comme personne Pierre Bruegel ou Paul Delvaux, ou Magritte. C’est que le poète Jones, au travers du prosateur et de l’exégète, aujourd’hui plus que jamais, traverse le mot, fuyant "l’ensablement dans le soi-même".
Et c’est là, exactement, que Werner Lambersy lui fait écho dans son "Erosion du silence" dont les textes lapidaires ont eux-mêmes leurs répondants au cœur des photographies aiguës et sobres de Jean-Pol Stercq. "Les pierres ont la mémoire longue", écrit Lambersy. Et du poème qui est "le champ de ruines du temps", et de la pierre qui est "le champ de ruines de l’espace", le poète et l’imagier construisent un chant du monde qui apparaît et disparaît ensemble. Une méditation par défaut quant au passage de l’espèce humaine sur la planète bleue, et le farouche entêtement de la vie. "Rien de plus obstiné qu’une pierre/sauf peut-être la beauté debout d’une fleur". Méditation qui est médiation à double regard vers une réalité que ne cesse de repolir en lui l’auteur de "Maîtres et maisons de thé".
"Paraphes des galets, courbures, lits propices, jambages des torrents qui jailliraient en nous si la pluie livrait sa herse favorable aux pentes que la soif a signé du malheur". Voici que Jacques Demaude nous donne en même temps, une nouvelle et très aiguë méditation sur les avatars de l’homme : "Demeure ardente". Le poète de "L’Envol d’un soleil", qui a tant traduit les grands allemands, de Hölderlin à Stadler et Trakl, en passant par Heine ou Nietzsche, avant de se tourner vers l’Orient extrême avec Basho, ici reconstruit l’humain, face au chaos et contre lui. "Masse informe, trous noirs, nous refusons d’apprendre la séduction nouvelle ou l’émoi des Enfers". Une nouvelle fois, les encres de Jeanne-Marie Zele, que n’aurait pas renié Basho lui-même, donnent à la poésie visionnaire de Jacques Demaude leur juste ouverture, et entrent dans leur mystère.
Ouverture et mystère qui rencontrent la longue méditation de Frank Andriat aujourd’hui "Avec l’Intime". Ce poète devenu, chemin faisant, romancier des ados, les ouvre de plus en plus à la réalité mais aussi au mystère de vivre. Et voici qu’il touche, ici, au mystère de chacun d’entre nous et le tourne vers l’insondable. Il ne donne aucun nom à l’Invisible. Mais chemine en sa compagnie, lui donne une proximité, appelle à une rencontre avec cet Invisible qui va devenir notre Indivisible, notre Intime. Est-ce en écho ou en réponse aux pages du "Très-Bas" de Christian Bobin, Frank Andriat pourrait ici, en ses approches, frôler tour à tour Rilke ou Jean de la Croix, Tardieu ou Guillevic, la grande ou la petite Thérèse. Pour Andriat, la triple question posée en exergue de son livre (Vivons-nous seuls ? Sans être reliés ? Quelle est la voix de l’âme qui frémit au plus profond de chacun de nous ?) s’égrène en multiplicité de réponses toujours plus vastes, plus profondes, libres, nécessaires. Comme on respire ! La poésie devient la vie, et le spirituel, une habitation de soi et de l’Autre, un fraternel et personnel chemin. "L’ensablement dans le soi-même" que fuit Philippe Jones, "l’émoi des Enfers" refusé par Jacques Demaude, font place à la "beauté debout d’une fleur" saluée par Lambersy. N’est-ce pas constamment la poésie qui nous guide vers nous-même ?
De pierre en nuage Philippe Jones Le Taillis Pré 100 pp., env. 12 €
Erosion du silence Werner Lambersy et Jean-Pol Stercq Ed. Rhubarbe 63 pp., env. 12 €
Demeure ardente Jacques Demaude et Jeanne-Marie Zele Ed. Orbes (42/10, av. Georges Henri, 1200 Bruxelles) 36 pp., env. 10 €
Avec l’Intime Frank Andriat Desclée de Brouwer env. 12 €