La lente agonie du Maroc au XIXe siècle
Gilbert Sinoué nous la raconte admirablement dans un roman aussi documenté que vivant.
Publié le 09-06-2022 à 09h16 - Mis à jour le 09-06-2022 à 09h20
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Quel admirable raconteur ! Gilbert Sinoué brosse l’histoire flamboyante et tragique du Maroc au XIXe siècle avec une érudition et une imagination saisissantes. Certes, il s’agit d‘un roman, mais les scènes imaginaires éclairent et animent le déroulement des événements historiques, comme les plus de quatre-vingt peintures que Delacroix consacra à des thèmes marocains font revivre tantôt une "Fantasia", tantôt une "Noce juive".
Le récit débute en 1808. Napoléon, qui vient d’installer son frère Joseph sur le trône d’Espagne, lorgne désormais le Maroc pour faire échec aux Anglais installés à Gibraltar, clé de la Méditerranée. En prévision d’un éventuel débarquement, le capitaine Antoine Burel est chargé, sous couvert de porter une lettre de l’empereur au sultan, de prendre tous les renseignements possibles sur l’état des fortifications, la nature des terrains, etc. Le capitaine remplit cette mission, mais les Espagnols poursuivant leur guérilla contre l’occupant français et Napoléon tournant ses priorités vers Vienne et Saint-Pétersbourg, les choses en restèrent là.
Surgissement d’Abd el-Kader
Du moins jusqu'en 1830. Cette année-là, le roi Charles désirant redorer un blason terni par sa politique réactionnaire, décida d'envahir l'Algérie. La Révolution de 1830 ne lui en laissa pas le temps, mais le roi Louis-Philippe reprit le projet. Le 5 juillet, Alger, bombardé, capitula. Mais un homme avait surgi que la France mit plus de quinze ans à vaincre. Un jeune mystique de 24 ans du nom d'Abd el-Kader. "Une autorité naturelle émanait de lui, toujours vêtu simplement mais avec soin. Il frappait son auditoire par des images fortes et colorées. Il savait y mêler poésie, érudition et références mystiques". En un temps record, il réunit autour de lui la presque totalité des tribus de l'Oranais.
Aux yeux des musulmans, l'agression française tourna à la guerre sainte menée par les chrétiens contre eux (dans leur imaginaire, les Croisades ne sont jamais loin !). Tandis qu'Abd el-Kader s'attirait de nombreux concours, y compris venant du Maroc, les Français se firent de plus en plus brutaux. Ainsi le général Bugeaud : "Il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau français soit seul debout sur cette terre d'Afrique".
Bientôt les Marocains craignirent les répercussions de la guerre en Algérie sur leurs propres rapports avec Paris, et abandonnèrent le jeune émir. Abd el-Kader finit par se rendre aux Français, le 23 décembre 1847. Installé avec sa famille au château d’Amboise, il en fut libéré cinq ans plus tard par l’empereur Napoléon III. Il finit par s’installer à Damas, où il mourut en 1883.
Le basculement du Maroc
Suite à la conquête de l'Algérie par la France, estiment aujourd'hui certains historiens marocains, "l'histoire marocaine a définitivement basculé". En conséquence d'un enchaînement de révoltes tribales, de zizanies, de corruptions, de récessions économiques, etc, l'État marocain a cessé d'exister, à partir de 1880, lorsque la conférence de Madrid qui réunissait une douzaine d'Etats plaça le royaume sous contrôle international. En 1912, la France imposa finalement un protectorat qui mettait le Maroc sous une tutelle qu'elle confia au général Lyautey.
Cette histoire, Gilbert Sinoué nous la conte avec un art combinatoire qui entremêle trois plans : la vie de plusieurs familles marocaines avec leurs amours, leurs activités, leurs problèmes ; le récit des événements historiques ; leur commentaire par un lucide et pieux musulman. Une réussite.
De la chanson au roman
Mais qui est donc Gilbert Sinoué ? Né en 1947 au Caire, fils d'un Égyptien melkite (chrétien de rite grec catholique), il quitta l'Égypte après l'arrivée au pouvoir de Nasser qui privait chrétiens et juifs d'avenir. À Paris, il se forma comme professeur de guitare classique, mais se révéla bientôt comme auteur de chansons pour Sheila, Dalida, Claude François, etc. En 1987, il vira de bord et se lança dans l'écriture de romans historiques. Une quarantaine à ce jour. Parmi eux, Le Livre de saphir (1996) fut traduit dans une cinquantaine de langues. Les Silences de Dieu (2004) remporta le Grand Prix de Littérature policière.
- ★ ★ ★ Gilbert Sinoué | Le Bec de Canard | Roman | Gallimard, 320 pp., 21 €, version numérique 15 €