John Waters : “J’ai envoyé mon roman à une sensitivity reader, elle a dû faire une overdose”
À 77 ans, le “pape du trash” et réalisateur culte du cinéma underground est de retour avec son premier roman. “La Libre” l’a rencontré à Paris. Pour évoquer l’écriture, la subversion, Hollywood, la mort ou la censure.
Publié le 14-05-2023 à 12h43 - Mis à jour le 14-05-2023 à 12h44
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Le jour où l’on rencontre le dandy à la moustache tracée au crayon la plus fameuse du monde, sa journée marathon est déjà bien entamée. Assis sur une banquette d’un hôtel de Saint-Germain-des-Prés aussi chic que lui, le réalisateur culte de Pink Flamingos, Polyester, Cry-Baby ou encore Hairspray enchaîne les interviews avec une aisance et une clairvoyance impressionnantes.
Si John Waters a quitté temporairement Baltimore, c’est pour présenter son premier roman : Sale menteuse (Gaïa Éditions). Une histoire peuplée, comme toujours, de personnages complètement barrés. Une mytho resquilleuse de bagages, son complice obsédé sexuel, une chirurgienne esthétique pour animaux ou encore un groupe sectaire composé de fans de trampolines. Sa plume ne s’est toujours pas assagie et le “pape du trash” n’a toujours pas viré “papy”. “J’ai pris du LSD à 70 ans, pas une microdose, du pur à la Timothy Leary”, raconte-t-il dans un rire, en référence au psychologue qui avait expérimenté le LSD.
Vous enchaînez les interviews, vous venez de fêter vos 77 ans. Comment allez-vous ?
Quand tu es jeune, tu as à peine sept ans, que tu veux, déjà, en avoir huit. Maintenant, je dis plutôt : je viens récemment de quitter les 76 ans. (Rires) Je vais bien. J’ai pris un cachet de la mélatonine et ça va. Je reste en forme parce que je reste actif. Je ne vais pas à la salle, je déteste le sport depuis le lycée, mais je passe ma vie dans les aéroports. Ça m’entretient. J’ai fait deux fois le tour des États-Unis ces cinq dernières années. Je joue mon one-man-show 40 fois par an. Je me lève à 6 heures du lundi au vendredi. J’ai peur de mourir si je m’arrête. Je pense, d’ailleurs, que je ne serai jamais retraité. Je n’ose pas le dire, ici, c’est un sujet très très tabou. Si j’en parle, j’ai peur qu’on me tire dessus…
Votre premier roman, “Sale menteuse”, se déroule, en grande partie, à Baltimore. Vous n’avez jamais quitté votre ville fétiche. Pourquoi ?
Tout le monde pense que c’est la capitale du crime des États-Unis, mais nous sommes numéro 3. Je ne me sens pas en insécurité là-bas. Malheureusement, les pauvres s’entretuent. Je reste à Baltimore, déjà, parce que mes plus vieux amis y habitent. J’ai aussi la possibilité de parler à des gens qui ne sont pas dans le show-business. Comment pourrais-je être écrivain, si je ne connaissais que des gens qui font la même chose que moi ? Ce ne sont pas des groupies. Sans oublier que si j’habitais à Los Angeles, les producteurs se seraient habitués à moi. Comme ma présence est rare, quelques fois par an, ils m’écoutent.
Pourquoi avoir écrit un livre plutôt qu’un film ?
Au départ, j’étais parti pour écrire un film, mais je ne l’avais finalement jamais “pitché”. J’ai écrit un roman, parce que je ne l’avais jamais fait. Et puis, j’adore les romans. J’en lis tout le temps. Mon livre préféré, c’est Two Serious Ladies de Jane Bowles. J’aime aussi Marguerite Duras, J.M.G. Le Clézio, Jean Genet…
Le surnom d’Harris Glenn Milstead (”Divine”) était-il, justement, un hommage à Genet et son livre “Notre-Dame-des-Fleurs” ?
Je crois que j’avais choisi Divine, car c’est un mot catholique, mais ce livre a, sans doute, indirectement joué un rôle, oui, car je l’ai lu au lycée et je l’avais adoré. Je prie pour Genet tous les soirs. Je me suis souvent rendu dans l’hôtel où il a vécu, mais dont j’ai oublié le nom (le Jack’s Hôtel, à Paris, où il est mort, NdlR). Sade m’a, aussi, beaucoup influencé. C’est hilarant et grotesque. Presque du Pink Flamingos…
Vous avez même été libraire…
Tout à fait. Entre autres, pour Molly Malone et sa petite amie Mary Oliver, qui est devenue ensuite une poétesse célèbre. Je n’ai jamais écrit de poésie, ni de théâtre. Qui sait combien de temps me reste-t-il encore à vivre ? Mais j’ai envie de tout tenter.
Si j'avais fait dans la vraie vie tout ce que j'ai montré dans mes films, je serais en prison.
Vos parents vous avaient pourtant confectionné une scène quand vous étiez enfant…
J’avais une scène à la maison, oui. Tout en haut de l’escalier. Ils avaient installé des rideaux, j’avais une boîte à costumes. C’était incroyable. Et ma tante, aujourd’hui décédée, devait assister à ce show. La pauvre. Merci mon Dieu, personne n’a filmé ça…
Dans votre autobiographie, vous écrivez : “J’ai toujours eu quelque chose de différent.” Vous évoquez notamment une anecdote assez drôle. Une époque où vous parliez à vos parents d’un petit camarade de classe qui dessinait en noir et blanc et qui ne parlait pas à personne. Et ?
(Rires) Ma mère en a parlé à ma prof et c’était moi… Donc je devais penser à un personnage. On peut appeler ça de la schizophrénie, je préfère analyser cela comme de la création artistique. Mes parents ont eu l’intelligence, je crois, de pas m’arrêter quand personne ne disait que mes films étaient bons. Ils n’aimaient pas mes films, mais ils essayaient de comprendre ce qui n’allait pas. J’avais beaucoup de problèmes à l’école et ils ont été assez intelligents pour ne pas essayer de m’empêcher de faire du ciné. Peut-être pour éviter que je ne fasse pire. Si j’avais fait dans la vraie vie tout ce que j’ai montré dans mes films, je serais en prison.
Quel était votre but au départ ? Parler, justement, des gens à la marge de l’American way of life ?
Au départ, je crois que je n’avais pas de but précis. C’était en moi, je ne l’ai même pas choisi. Je ne sais même pas comment j’ai pu faire ces films. J’étais marionnettiste à 12 ans. J’avais eu une fructueuse carrière dans les fêtes d’anniversaire d’enfants.
Quelle est, avec du recul, la chose la plus scandaleuse que vous ayez faite ?
Eat Your Makeup doit être bien placé. On avait filmé ce court-métrage (dans lequel Divine incarne Jackie Kennedy) deux ans après l’assassinat de John Fitzgerald. Croyez-moi : les gens ne trouvaient pas ça très drôle à l’époque… On a tourné dans la rue de mes parents. Les voisins nous observaient. Imaginez : une limousine Cadillac, des motards, Divine dans le rôle de Jackie grimpant à l’arrière de la voiture. C’était trash… J’ai été influencé par The Realist de Paul Krassner, un magazine satirique yippie très grinçant. Tout le monde a été choqué par le 6 janvier (l’attaque du Capitole, NdlR) mais les Yippies (membre du Youth International Party, mouvement de jeunesse radical, NdlR), que j’idolâtrais, ont fait bien pire en mettant une bombe dans le capitole (et plus précisément le “Weather Underground”, un groupe d’ultragauche américain, NdlR).
Vous aviez des limites au trash ?
Bien sûr. C’est facile d’être dégoûtant. C’est beaucoup plus difficile de choquer les gens pour qu’ils vous écoutent et se questionnent. Et puis, ça doit être drôle. Ça ne peut pas être que répugnant. Pink Flamingos était marrant aussi. La personne à s’être le plus approchée de cette limite, pour moi, c’est Johnny Knoxville (co-créateur de Jackass, NdlR). Ses films sont dans le même esprit.
”Hairspray” a changé votre vie en faisant que vous soyez accepté par Hollywood ?
Je crois qu’il y a eu trois changements majeurs dans ma vie. Quand Pink Flamingos a été projeté à New York au Elgin Theater. Quand Hairspray a remporté le Tony Award de la meilleure comédie musicale. Enfin, quand mon livre Role Model a figuré dans la liste des best-sellers du New York Times. J’ai connu beaucoup de hauts et de bas. J’ai, par exemple, été payé pour faire la suite d’Hairspray et ça ne s’est jamais fait… Si j’avais un conseil à donner à un jeune qui souhaiterait se lancer dans le ciné, je lui dirais de ne pas avoir peur de l’échec. Toute ta vie tu en connaîtras. Il n’y a besoin que d’un “oui”. C’est comme quand tu fais du stop, si toutes les voitures s’arrêtaient, cela causerait un accident.
Vous êtes resté culte dans le milieu underground, mais avez fini par être “accepté” à Hollywood. Vous dites que vous avez toujours voulu être “commercial”. Même avec “Pink Flamingos” ?
J’ai écrit le scénario de ce film pour qu’il soit rentable, comme tous mes films. Nous avions même pensé aux campagnes de pub, avant. Je n’ai jamais été contre le fait d’être populaire. Et pourtant, à Hollywood, aucun de mes films n’a vraiment cartonné. La plupart ont été rentables, mais sur le long terme. Pour les gens qui financent le cinéma, ça ne compte pas. Ils se font virer si le film n’engendre pas directement des bénéfices.
Vous allez adapter ce roman après un accord avec Villages Roadshow Pictures. Vous n’avez pas réalisé de film depuis 2004. Ça ne vous fait pas peur ? D’autant que certains de vos personnages n’arrêtent pas de sauter partout. A priori, ce n’est pas si simple à mettre à l’écran, non ?
Tout le monde me pose cette question. Quand tu vois Avatar, tu peux quasiment tout faire, techniquement parlant. Notamment avec le pénis qui parle (l’un des personnages de son roman, NdlR). Je veux faire la voix du pénis qui parle. Certains disent que c’est fun de faire un film. Fun ? Fun, c’est quand tu es payé, que c’est fini et quand tu es en train de boire un verre. Ça, c’est fun. Être à 5 heures du matin, avec 50 personnes qui disent qu’il va pleuvoir, qu’il y a des risques que l’on ne tourne pas assez de plans, ou le contraire, ce n’est pas une partie de plaisir. Chaque tournage est éreintant. Je n’ai aucune idée de comment ça va se passer. Ils ont mis une option sur le projet, mais il reste encore beaucoup de feux verts à allumer.
Je crois à cette phrase un peu plouc qui dit : Je dormirai quand je serai mort.
Un nouveau métier vient d’être créé : les “sensitivity readers”. Le “pape du trash” accepterait-il qu’on change des passages qui risqueraient d’être perçus comme offensants ?
Je n’ai pas eu le choix avec cet éditeur. Ce livre a été envoyé à une sensitivity reader et elle ne nous a jamais rappelés. Je pense qu’elle est morte, qu’elle a fait une overdose… Après, j’ai modifié des passages avec l’aide de mon éditrice, celle de mon agent et de toutes les femmes qui travaillent pour moi. Trois générations différentes. On s’est dit : qu’est-ce qui pourrait nous attirer des ennuis ? Et j’ai modifié certains passages de la manière la plus ridicule possible pour tomber dans le politiquement correct. Comme si c’était une blague, et ça a encore mieux fonctionné. Je me moque et me rebelle contre la bien-pensance.
Vous enseignez en prison et durant votre carrière, vous avez donné une chance à des repris de justice. Dans “Cry-Baby”, par exemple, Patricia Hearst (une riche héritière enlevée devenue braqueuse) incarne une mère de famille. Le cinéma, c’était également une manière de réhabiliter des gens qui ont fait des erreurs ?
J’ai surtout permis à plusieurs acteurs de se réinventer. Johnny Depp en avait marre d’être l'” idole des jeunes”. Je lui ai dit : reste avec nous, nous allons tuer cette image. Traci Lords en avait assez de faire du porno, elle a joué une “bad girl”. Idem, donc, pour Patricia Hearst. Si quelque chose te dérange, tu dois t’en moquer. On ne pourra plus l’utiliser contre toi après ça. C’est pourquoi les gays se sont réapproprié le terme “queer”. Quand j’étais jeune, “queer” (”bizarre”) était la pire insulte qu’on pouvait te balancer.
Dans votre autobiographie, vous évoquez votre décès. Qu’y a-t-il après selon vous ?
J’aimerais croire qu’il y a quelque chose, mais je n’y arrive pas. Je ne crois pas aux scénarios qu’on m’a présentés. Pour moi, on a une vie et elle passe super vite. Donc on doit faire le plus de choses possible, quand on a la chance de pouvoir le faire. Je crois à cette phrase un peu plouc qui dit : “Je dormirai quand je serai mort”.
”Sale menteuse” – Roman déjanté de John Waters (traduit par Laure Manceau) – Gaïa Éditions, 256 pp – prix : 22,80 €, version numérique : 16,99 €.

Bio express
John Waters est né en 1946, à Baltimore (USA). Il grandit dans cette ville, cadre d’une grande partie de ses films. Waters et ses amis (les “Dreamlanders”) aiment le subversif. Dans Pink Flamingos, film underground culte sorti en 1972, son personnage principal (Divine, une drag-queen) mange, par exemple, une vraie crotte de chien. Après Polyester (1981), proposé en odorama (avec odeurs de déodorant, de pizza ou de marijuana), le cinéaste est accepté à Hollywood avec Hairspray en 1988, adapté à Broadway. Il enchaîne les films dont Cry-Baby, avec Johnny Depp en 1990, jusqu’à A Dirty Shame en 2004. Le “pape du trash” a publié plusieurs ouvrages dont l’autobiographie Monsieur Je-sais-tout (Actes Sud).