Rencontre avec Michel Legrand, l'inépuisable: "Le talent fait tout"
53 ans après leur création, "Les Parapluies de Cherbourg" sont à l'affiche du Palais des Beaux-Arts de Charleroi. Rencontre avec Michel Legrand, un compositeur prolifique dont la célébrité s'étend sur la planète depuis près de 60 ans.
- Publié le 14-12-2017 à 14h46
- Mis à jour le 14-12-2017 à 14h53
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53 ans après leur création, "Les Parapluies de Cherbourg" sont à l'affiche du Palais des Beaux-Arts de Charleroi. Rencontre avec Michel Legrand, un compositeur prolifique dont la célébrité s'étend sur la planète depuis près de 60 ans.
Nous avons pu parler quelques instants au téléphone avec le musicien, un peu ronchon, à vrai dire, mais à la pensée vive comme l’éclair ! Nous avons tout d’abord tenté de lui extorquer le secret d’une "belle mélodie", celle qui touche le cœur et s’imprime dans les mémoires, et dont la nature est si difficile à saisir. "Si vous parlez de mélodie ‘populaire’, je vous dirai que toute mélodie peut être populaire, qu’elle soit signée Fauré, Debussy, Bellini, Brel ou Ferré. Il n’y a pas d’explication ni de définition d’une belle mélodie, il n’y a pas de travail particulier pour y arriver, c’est une question de talent et rien que de talent. Comme savoir si l’on y arrive ? C’est très simple : certaines choses restent, d’autres pas." (Evidemment. Encore faut-il avoir du temps devant soi…)
Cette question étant réglée, nous avons évoqué les "Parapluies de Cherbourg", considérée généralement comme "comédie musicale" mais qui ne l’est pas puisque la comédie musicale (tout comme le "musical" ou l’opérette) comporte des dialogues parlés, alors que les textes des "Parapluies" sont entièrement chantés. "Il s’agit effectivement d’un opéra à part entière, et c’est bien ainsi que j’y ai travaillé. Quand Jacques Demy est venu me trouver et m’a parlé d’un projet ‘habituel’, je lui ai dit : ‘Tu te trompes, c’est un film d’opéra, c’est un opéra’, quelque chose me l’indiquait, je l’avais immédiatement compris."
Fait rare pour un opéra, le sujet de la pièce - la vie de deux amoureux qui se jurent fidélité mais que la vie finit par séparer - est traité dans la langue du quotidien. Ce qui aurait pu représenter un défi particulier. Il n’en fut rien. "Les textes ne sont ni poétiques ni littéraires, ce sont des textes de tous les jours, mis sur des musiques savantes. Ici encore, c’est très simple, il s’agit de talent, et de métier. On ne peut pas raconter pourquoi."
Incomparable
Le riche parcours de Michel Legrand indique combien son inspiration fut liée à ses rencontres avec d’autres artistes, toujours de fortes personnalités : de John Coltrane à Kiri Te Kanawa, de Barbra Streisand à Natalie Dessay. "Les musiciens de qualité se mettent ensemble : voilà la raison. Et voilà le résultat. Si Natalie Dessay veut chanter ma musique, je suis ravi, et je lui fais confiance." Allusion à "Between Yesterday and Tomorrow". Ce cycle de mélodies (allez, on dira des "chansons") sur des textes de Marilyn et Alain Bergman, retraçant la vie d’une femme, depuis son enfance jusqu’à la mort, en passant par l’amour et la maternité, font irrésistiblement penser à un autre cycle mythique, issu de la période romantique cette fois, "Frauenliebe und - leben" de Schumann : peut-on faire un parallèle (sachant que Michel Legrand se prend pour le Beethoven du XXIe siècle, autant l’entraîner sur son terrain…) ? "En art, on ne compare rien."
OK, on ne dérangera pas notre grand homme plus longtemps.
L’itinéraire de l’inépuisable Legrand
Michel Legrand est né dans la musique : sa mère, Marcelle der Mikaelan, était la sœur du chef d’orchestre Jacques Hélian, son père, Raymond Legrand, était compositeur et chef d’orchestre ("Irma la douce", c’est lui). Lors du divorce de ses parents, en 1935, Michel a 3 ans. Encouragé par sa sœur Christiane, il se mettra au piano avant d’écrire, entrera au Conservatoire de Paris à 10 ans, apprendra le piano et la composition avec les plus grands professeurs (dont la légendaire Nadia Boulanger) et se passionnera bientôt pour le jazz, enthousiasmé par un concert de Dizzy Gillespie. Un premier signe d’ouverture qui entraînera chez ce surdoué un parcours fait de défis successifs, d’inlassables découvertes, de rencontres, avec, chaque fois, la mise en chantier de formes nouvelles, couronnées de succès.
A vingt ans, il réalise ses premiers arrangements pour des artistes comme Henri Salvador, Zizi Jeanmaire ou Maurice Chevalier. Invité aux Etats-Unis, il devient un des premiers Européens à travailler avec les grands jazzmen américains, avec quelques arrangements célèbres, unissant les deux continents tels "C’est si bon" de Betti et Hornez pour Barbra Streisand, ou "La Valse des lilas" devenue "Once upon a summer time" pour Chet Baker ou Bill Evans.
Après la période jazz - un genre auquel il restera indéfectiblement lié -, le musicien est saisi par la Nouvelle Vague et entame une collaboration ininterrompue jusqu’à ce jour avec le monde du cinéma, en commençant par les Français Henri Verneuil ("Les Amants du Tage"), Agnès Varda ("Cléo de 5 à 7") ou Jean-Luc Godard ("Une femme est une femme", "Vivre sa vie", "Bande à part"). Il poursuivra aux Etats-Unis avec la bande originale de "L’Affaire Thomas Crown" de Norman Jewison, les chansons originales "The Windmills of Your Mind" et "The Summer Knows" interprétées par Barbra Streisand, etc., récoltant une moisson d’Oscars. En tout, plus de cent films dont il signe la musique, et autant de grands standards, en anglais ou en français, au succès inaltérable.
Incessante actualité
Mais c’est au cœur des années 60 qu’il signe ses œuvres les plus singulières, avec le cinéaste Jacques Demy (époux d’Agnès Varda) : "Les Parapluies de Cherbourg" (nous y voilà), Palme d’Or au festival de Cannes en 1964, "Les Demoiselles de Rochefort", en 1967 et "Peau d’Ane" en 1970. Leur originalité : contrairement aux comédies musicales habituelles, aucun texte n’est "dit", tout est chanté, exactement comme à l’opéra. Même si la formule en troubla certains, le succès ne s’est jamais démenti…
Bombardé par une inépuisable inspiration, compositeur prolifique, orchestrateur intuitif et savant, Michel Legrand est aussi un prodigieux pianiste, toujours le plus heureux des hommes lorsqu’il est au clavier (en 2014, il a lui-même accompagné la fête de son (très romantique) mariage avec Macha Meril…). Et c’est un bourreau de travail. Alors que, depuis 2000, les hommages se multiplient et les compilations envahissent les bacs des disquaires, notre homme continue à jouer, à diriger, à créer. Dernière sortie, parue en novembre 2017 : "Between Yesterday and Tomorrow", un cycle de mélodies datant de la fin des années 60 et destiné à l’origine à Barbra Streisand, ici créé par Natalie Dessay.
Version chambriste
Après la version symphonique de 2014 (donnée au Châtelet) et celle, plus modeste, qui suivit à Londres, les "Parapluies de Cherbourg" arrivent au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, dans une version nouvelle, signée par notre compatriote Patrick Leterme qui assurera aussi la direction musicale et la co-direction artistique de la production (avec Mohamed Yamani, directeur de la Compagnie Ars Lyrica). "C’est une version chambriste, destinée aux 20 musiciens du Candide Orchestra, pour laquelle nous avons obtenu l’accord des ayant droits du film (les enfants de Jacques Demy et Agnès Varda) et évidemment celle de Michel Legrand, qui sera présent à la première. On se trouve à la frontière entre le spectacle de divertissement et l’opéra, dont la pièce se distingue par son côté populaire évident, par l’absence de voix lyrique et par l’accompagnement jazzy des ‘récitatifs’ où le clavecin (!) est remplacé par la batterie, la guitare et la contrebasse. Sur des textes d’une extrême simplicité, Michel Legrand signe des instantanés géniaux. C’est de la prose, mais ce n’est jamais prosaïque !"
Avec le concours d’Emmanuel Dell’Erba (mise en espace), Johan Nus (chorégraphies), Gaël Bros (costumes et graphisme) et Federico d’Ambrosio (création vidéo). Et, côté chanteurs :
Jasmine Roy (Madame Emery), Camille Nicolas (Geneviève), Gaétan Borg (Guy), Grégory Benchenafi (Roland Cassard), Julie Wingens (Madeleine), Pati Helen-Kent (Elise), Franck Vincent (Monsieur Dubourg/Aubin), Romina Palmeri (Jenny).
A SAVOIR
Où et quand : Charleroi, Palais des Beaux-Arts, les 15 et 16 décembre à 20 h, le 17 décembre à 16 h. Liège, Opéra royal de Wallonie, le 20 décembre à 20 h. Egalement à Reims, Roubaix et Mérignac, entre le 11 janvier et le 28 mars.
Infos : www.pba.be ou www.operaliege.be ou www.lesparapluiesdecherbourg.com