“Une majorité d’entre nous craint désormais de tomber dans une vie indigne”
Cette peur ne touchait auparavant que certains groupes de la population, constate Cynthia Fleury. Pour poursuivre sa croissance effrénée, regrette la philosophe et psychanalyste française, la société prend malheureusement le risque de déclasser les normes sociales dans les services publics et les entreprises, elle divise à outrance les tâches et chosifie les individus. Beaucoup, dès lors, ne se sentent plus perçus ni respectés dans leur singularité.
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- Publié le 10-09-2023 à 08h15
- Mis à jour le 10-09-2023 à 08h45
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Philosophe et psychanalyste, “sentinelle de la vie psychique et démocratique” (selon la belle formule de Philosophie magazine), Cynthia Fleury est professeure au Conservatoire des arts et métiers, et dirige la Chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne à Paris. Née en 1974, elle creuse depuis des années la question du soin et de la relation véritable qui permet à chaque personne de grandir dans la dignité. Cette dignité, avance-t-elle dans son dernier ouvrage, est désormais convoquée partout et tout le temps, mais elle est dans le même temps bafouée par des institutions qui, dans une logique de croissance, ne peuvent plus la respecter. Hôpitaux, maisons de repos, prisons, entreprises… malgré la bonne volonté de nombreux acteurs, les structures obligent au chiffre et à la rentabilité au point de ne plus prêter attention aux personnes. Pour dépasser cet état de fait, Cynthia Fleury remet en avant l’éthique du “care”, du soin qui permet la rencontre véritable. Ce point, insiste-t-elle, est devenu capital. Alors que des communautés s’opposent autour de conceptions antagonistes de la dignité, la prise en considération du point de vue de l’autre et l’attention conjointe permettent de “voir en commun” puis de “voir du commun”. Tel est l’unique chemin pour déjouer les logiques communautaristes. Cela ressemble à une évidence, mais Cynthia Fleury en décrit très précisément et très concrètement les contours dans son dernier essai.

Vous ouvrez votre ouvrage sur un important constat : la dignité est aujourd'hui partout invoquée. Mais par qui, et selon quelle définition ?
On le voit au cœur des débats social, politique et éthique, la notion de dignité est devenue aussi centrale que les notions de liberté et d’égalité. Dans les manifestations, on défend la dignité des travailleurs, des vies noires (Black lives matter), du vivant, de la terre… La dignité est alors vue comme le respect dû à chaque personne et à ses spécificités, quelle que soit la situation ou la précarité dans laquelle elle vit. La dignité c’est ce que l’on ne peut pas lui voler, ce qui constitue la spécificité de son être. L’indignité, c’est donc agir sans respecter cette personne dans ce qu’elle est, vulnérabilités comprises.
La dignité est convoquée à tout moment et pourtant, écrivez-vous, les institutions scolaires, hospitalières, les entreprises, les services publics... sont devenus des fabriques d’indignité. À tel point que désormais tout le monde craint de sombrer dans l’indignité…
Alors que la peur de tomber dans une vie indigne ne touchait auparavant que certains groupes de la population, une grande majorité d’entre nous, depuis environ dix ans, craint désormais de ne pouvoir bénéficier d’une vie digne. Cela s’explique par le fait que l’on est beaucoup plus sensible à ce qui relève ou non de la dignité, mais également parce qu’on redoute de nombreux risques systémiques qui pourraient faire basculer nos vies : perte du travail, entrée dans la dépendance, risque nucléaire, guerres, inondations, mégafeux… On constate également que de grands défenseurs de la notion de dignité se sentent désormais « contraints » de ne plus pouvoir se conduire dignement vis-à-vis d’autrui. Pensez aux enseignants, policiers, médecins, infirmiers… qui disent ne plus pouvoir prendre soin des personnes qui leur sont confiées, tant les institutions sont définancées, ou tant l’objectif est de faire du chiffre. Notre société produit des conditions de démultiplication de situations indignes.
C’est inédit ?
Non, mais on assiste à un rétropédalage.
Comment explique-t-on ce retour en arrière ?
Notre société prédatrice en termes de consommation et de croissance est au bout de son système de rentabilité. Pour poursuivre sa croissance effrénée, elle prend le risque de déclasser les normes sociales dans les services publics et les entreprises, elle divise à outrance les tâches et réifie (chosifie) les individus, leur donne le sentiment qu’elles sont interchangeables. Ces travailleurs, ces patients ou ces clients ne se sentent plus perçus ni respectés dans leur singularité.
C’est en cela que l’on banalise « l’indignité ordinaire » ?
Oui, on banalise, on accepte de plus en plus facilement des situations indignes, des modes dégradés du soin. Qu’en certaines situations exceptionnelles il faille faire l’impasse sur certains soins, sur du temps consacré à une personne, tout le monde peut le comprendre. Malheureusement, ce mode de management est devenu ordinaire dans de nombreuses institutions. Aujourd'hui, vous avez quasiment tous les cinq matins un service d'urgence, de maternité, de pédiatrie ou d'ophtalmologie qui se déclare en mode dégradé, c'est-à-dire dans l’impossibilité d’effectuer correctement son travail...
Ce qui expliquerait aussi bien les burn-out, les épuisements, que la fatigue démocratique ?
Au niveau individuel, il y a en effet un phénomène d'épuisement, d'érosion intérieure, de découragement, de lassitude, de mélancolie. Et il y a le risque qu’à un niveau global, cette fatigue et ces peurs se traduisent par le souhait d’avoir recours à des régimes autoritaires qui offrent l’illusion de la protection, et qui participent aux logiques de la recherche d’un bouc émissaire.
Face aux crises annoncées, vous redoutez que l’on quitte une approche aristotélicienne et jurisprudentielle de l’éthique, pour tomber dans une éthique utilitariste. Que voulez-vous dire ?
L’approche aristotélicienne, qui est aussi celle de Ricœur ou de Kant, prend en considération la singularité de la personne, ses spécificités. L’approche utilitariste fonde la politique sur des statistiques. Soit vous êtes proches de la case dans laquelle vous êtes censé être et – à ce moment-là – vous bénéficiez de telle ou telle chose ; soit vous n’y êtes pas, et vous êtes exclu du système. C'est de la sorte qu’on en arrive à une politique de tri et de sélection des patients. Or, la notion d'éthique est corollaire du respect de la personne en tant que telle ; il n’y a pas de véritable éthique populationnelle. Malheureusement, avec l’accélération du détricotage du service public, on va droit vers une éthique utilitariste, populationnelle, de sélection, d’hyper normalisation, de logiques « concentrationnaires » (ainsi des camps pour migrants ou des Ehpad).
Pour en sortir, vous mettez en avant la relation et le soin qui peuvent nous sauver. Mais qu’est-ce qu’une relation digne, qui relève vraiment du soin ?
C’est une relation qui permettra à chacune des parties d’avoir le sentiment de pouvoir s’épanouir, de bénéficier de plus de capacités pour transformer sa vie. Dans les entreprises, cela demande par exemple d’offrir davantage de temps pour les relations interpersonnelles. J’ajouterais qu’au niveau sociétal, ce dialogue et ces relations sont indispensables si l’on veut éviter des conflits de dignité qui se préparent entre groupes communautaires.
C’est-à-dire ?
Aujourd’hui, l’appel à la dignité d’un groupe se confronte de plus en plus régulièrement à la soif de dignité d’un autre. Pensons aux jeunes des banlieues qui considèrent que la violence est le dernier recours pour défendre leur dignité, et les forces de l’ordre qui refusent une telle violence au nom de leur propre dignité. Nous devons donc rappeler que la dignité d’une personne ou d’un groupe est à la fois irréductible, mais qu’elle comprend également une dimension relationnelle, qu’elle se construit aussi dans la relation avec autrui.
Et cette attitude relationnelle induit-elle un modèle économique ? Vous citez entre autres Ivan Illich qui prône un système de production qui favorise la convivialité d’une société, c’est-à-dire le bien-être humain, au sens que lui donne l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Nous sommes en effet au pied du mur, et nous ne pourrons refonder la dignité en demeurant dans des logiques exponentielles et délirantes de croissance. La croissance est importante, mais nous devons la réhabiliter en son sens plein et entier : la véritable croissance permet aux sociétés de grandir dans l’ensemble de leurs valeurs et pas seulement dans la logique financière. Nous restons malheureusement enfermés dans une définition trop restrictive de la croissance.
Il y a quelques années, vous évoquiez la notion de courage. Cette transition à laquelle vous appelez doit-elle faire appel à notre courage individuel et collectif?
Oui, dans le sens où le courage nous engage à agir conformément à nos valeurs, et à sauter dans l’inconnu d’un monde nouveau. Le courage, ce n’est pas faire quelque chose en étant certain du résultat, comme l’entend l’éthique utilitariste, c’est engager un acte parce qu’il le faut. Et même si notre action est insuffisante face à l’ampleur des défis qui nous attendent, ou ne débouche sur aucun résultat, cela ne l’invalide aucunement. Le résultat se trouve dans le fait même d’avoir agi conformément à notre conception de la dignité.
Extraits de son livre
“Qu’est-ce que le sentiment d’indignité ? C’est un sentiment d’atteinte à l’intégrité physique et psychique, comme si l’irréductible en soi était humilié, déshonoré, et que les institutions autour font précisément l’inverse de ce qu’elles sont censées faire : alors même qu’elles devraient pérenniser des conditions accompagnant l’épanouissement des individus, elles destituent scrupuleusement les ressorts intimes d’une singularité.”
“Il n’y a pas que les personnes subissant le sentiment d’indignité qui présentent des troubles psychopathologiques. Ce que l’on nomme la ‘souffrance éthique’est directement lié au sentiment d’indignation qui surgit chez le sujet lorsque celui-ci se sent devenir prisonnier d’une situation qu’il juge de plus en plus ‘indigne’parce qu’elle désavoue les principes éthiques auxquels il croit.”
“Dans ce devenir-indigne du monde et de la société, il n’est pas impossible que la forme première d’habitabilité soit celle des ‘camps’et non des cités : des camps qui différencieraient leur gouvernance selon que les migrants, ou réfugiés ou déplacés, seraient jugés plus ou moins respectables par la société-hôte.”
“‘Le camp, en particulier, a fini par revêtir la forme d’un immense clapier, où, semblables à des animaux piégés, des êtres humains tournent en rond, […] où des vies viennent se fracasser contre grands et petits murs, barrières et checkpoints, laissant derrière elles des débris de temps et, souvent, des corps en miettes […]’, écrit Achille Mbembe.”
“La philosophie du ‘soin’, souvent taxée de sentimentalisme et d’un rapport à la réalité trop peu pragmatique, défend à l’inverse le parti pris de l’agir indissociable de la production de relations dignes interpersonnelles.”
