Les "coachs" de vie, ces imposteurs
Publié le 07-02-2020 à 09h44 - Mis à jour le 07-02-2020 à 12h17
Une opinion de Jean-Sébastien Philippart, enseignant qui s'exprime à titre personnel.
Lors d’une journée pédagogique, nous, enseignants, avons été formés par un "coach". Ce pseudo-expert était un imposteur. Quelle perte de temps… Seize heures. Fin de la "journée pédagogique". Le visage figé, notre formateur quitte la classe en nous saluant à peine. Un groupe de collègues s’est formé au seuil de la porte. Désordonnés, les commentaires fusent à propos de cette journée ratée. Nous sommes en colère, fatigués, angoissés. Un sentiment prévaut : on s’est moqué de nous. Mais pourquoi cela nous frappe-t-il à ce point ? Que s’est-il passé ? Pour le comprendre, un détour s’impose.
Inutile de préciser qu’en 15 ans de métier j’ai naturellement rencontré des formateurs qualifiés. "Qualifiés" car reconnus par une communauté élargie de pairs, par leur savoir-faire ou des productions scientifiques. Mais le milieu de la "formation continue" des enseignants est dominé par un modèle tel que la fonction de "coaching" y est devenue emblématique. Il suffit d’ouvrir un livret de formation pour s’en convaincre.
L’imaginaire cybernétique
Alain Supiot (1), juriste et professeur au Collège de France, nous éclaire précisément sur ce que révèle cette obnubilation du coaching. Il faut y voir l’une des innombrables émanations d’un imaginaire qui travaille nos sociétés en profondeur.
Pour notre juriste, la manière dont nos sociétés se représentent et représentent leurs membres, se trouve sous la coupe de l’imaginaire "cybernétique". L’humanité qui a inventé l’ordinateur, se figure désormais en termes d’informatique. On traite "l’être humain comme une machine intelligente" (2). Ne demandons-nous pas à nos politiques, par exemple, de revoir leur "logiciel" ? Le lexique de la programmation est de mise partout. Nous nous astreignons continuellement à des "programmes" qui nous poussent à nous "ajuster" à des "objectifs", ou à les "réajuster".
Subsistent des comportements individuels "interagissant" avec leur "environnement", à la manière de "signaux" doués de "feedback", se réglant sur des "indicateurs de performance". Sans parler de notre soumission aux "notifications" et "évaluations" qui prolifèrent dans une sorte de "quantification" généralisée des réactions.
Nous comprenons déjà pourquoi des pratiques comme la PNL - "programmation neuro-linguistique" - obtiennent les faveurs des "opérateurs de formation" agréés.
La figure de l’imposteur
À son tour, Roland Gori (3), éminent psychanalyste, nous éclaire sur cet imaginaire produisant ce qu’il appelle un "monde sans esprit" : un monde qui se satisfait des signes, des apparences ou des simulacres, et se peuple "d’imposteurs".
L’imposteur, en effet, gagne mon crédit dans la stricte mesure où il se "conforme" à mes attentes. Car pour pouvoir aller "exactement" dans mon sens, il faut ne pas avoir beaucoup de personnalité. Autrement dit, l’imposteur peut "s’ajuster" aux attentes de n’importe qui, à propos de n’importe quoi, parce qu’il n’a pas de consistance propre. Par ses emprunts aux couleurs de l’environnement, l’imposteur témoigne d’une exceptionnelle "adaptation à la réalité" (4). Caché derrière les apparences, dénué d’épaisseur, il "s’adapte" à moi en me fournissant une réponse sans profondeur : un simulacre.
Supiot et Gori mettent donc le doigt sur l’inanité du système : nos sociétés obnubilées par la communication, produisent massivement des simulacres qui fonctionnent comme les signes d’une communication authentique. Dans un monde formaté par l’imaginaire cybernétique, dans un monde forcément en crise, fabriquant des individus remplis d’attentes, les imposteurs font florès.
De sorte que le "coach de vie" apparaît particulièrement ajusté à la vacuité de ce monde. Touchant à tout, il ne touche réellement à rien.
Préoccupé par les apparences, cest-à-dire par les "symptômes" de sa clientèle, il se substituera au psychologue, laissant une impression d’efficacité. Brandissant un dessin du cerveau, il se donnera des atours scientifiques. En signe d’ouverture, il prononcera quelques formules imitant la sagesse hindouiste. Ne s’embarrassant pas de la complexité des pédagogies actives, il s’en fera le porte-parole à travers deux ou trois jeux de rôles. Afin de soigner les émotions, il aura suivi une formation en naturopathie. Fournissant quelques graphiques avec PowerPoint, il s’improvisera sociologue, etc.
La prolétarisation des travailleurs
Un dernier point : le coaching répond, mutatis mutandis, à ce que Marx appelait la "prolétarisation" des travailleurs.
La figure du prolétaire est celle du travailleur "dépossédé" de "son savoir-faire", au profit d’une entreprise mécanisée qui le dépasse. Le travail censé éveiller et renforcer les aptitudes du travailleur est vampirisé par le système de production.
L’imposteur ou le pseudo-expert témoigne ainsi, aujourd’hui, d’une trame dominante où le travail, à peu près partout, se vide du savoir et du savoir-faire, à la faveur d’emplois ou de tâches qui consistent à appliquer, à la place d’à peu près n’importe qui, des procédures, en vue de réaliser des objectifs, sous la conduite d’une évaluation, d’une auto-évaluation. La "responsabilisation" est le nouveau nom de la "servitude volontaire".
Revenons à cette fin de journée. Notre formateur était un pseudo-expert, mais entre lui et nous, ça n’a pas fonctionné. Pourquoi ? Sans doute parce que face à des gens qui ont du métier, l’imposture nécessite paradoxalement un minimum de savoir-faire. Raison pour laquelle toute imposture ne peut jamais être totale. Il faut donc croire que notre pseudo-expert était un piètre imposteur.
Le spectre de l’insignifiance
Si l’imposture était patente, pourquoi dès lors tant d’agitation à notre endroit ? Après tout, ce n’est pas nous qui nous nous étions ridiculisés par des effets de manches criants de vanité. Certes, le sentiment d’avoir perdu une journée est désagréable. Mais le plus pénible a été pour nous de sentir, au fond, quelque chose nous menacer.
Via l’imposture, nos lointaines institutions ne nous signifiaient-elles pas que le métier d’enseignant n’est décidément plus adapté aux processus en cours ? C’est le spectre de la prolétarisation qui nous a frôlés, suscitant en nous les terribles échos qui remontent depuis ces abîmes, où l’on crève symboliquement, frappé d’insignifiance.
(1) : Cf., entre autres, Alain Supiot, "La gouvernance des nombres", Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015, 512 p.
(2) : Ibid., p. 255.
(3) : Cf., entre autres, Roland Gori, "La Fabrique des imposteurs", Paris, Les Liens Qui Libèrent, 2013, 320 p.
(4) : Ibid., p. 13.
Titre et chapeau sont de la rédaction. Titre original : "Quand la formation des enseignants s’étale sans état d’âme dans le ‘coaching’".