Sommes-nous en train de nous faire avoir par Ilham Aliyev, le président azéri ?
Voici trois mois que les 120 000 Arméniens de Stepanakert et environs sont coupés du reste du monde. Pourtant, la Cour internationale de justice à La Haye a ordonné à l’Azerbaïdjan de mettre fin à cette situation. À quoi servent les tribunaux internationaux si personne ne s’efforce à faire appliquer leurs décisions ?
Publié le 12-03-2023 à 18h30
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Une opinion de Benoit Lannoo journaliste, expert des chrétiens d’Orient
Au moment où la Cour internationale de justice à La Haye exigeait fin février “la circulation sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens”, je me tenais en voiture à l’entrée de ce corridor montagneux de six kilomètres qui relie Goris au sud de l’Arménie à la capitale Stepanakert de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan dénommée “République autonome d’Artsakh”. Et on ne m’a pas laissé passer ! Depuis la mi-décembre de l’année dernière, personne n’est autorisé à passer, à l’exception occasionnelle de la Croix-Rouge internationale. Les “peacekeepers” russes sur place prétendent qu’ils peuvent parfaitement chasser les Azéris qui bloquent le couloir, mais qu’ils n’ont “pas reçu l’ordre de le faire de Moscou”.
L’accord du 9 novembre 2020 qui a mis fin à la dernière guerre azerbaïdjano-arménienne stipule pourtant que cette seule route d’accès à l’Artsakh doit rester ouverte et que les Russes doivent garantir cette accessibilité. Mais le 12 décembre dernier, une manifestation azerbaïdjanaise contre une concession minière à des kilomètres de distance de Latchine a commencé. Elle était formée d’une centaine de “militants écologistes” et une trentaine d’entre eux sont sur la route tandis que les autres restent à Chouchi, une ville le long du corridor conquise par l’Azerbaïdjan il y a deux ans. Les militants sont protégés des deux côtés par des troupes azerbaïdjanaises, avec à chaque fois un poste de contrôle russe un peu plus loin.
L’ambigüité des Européens
Pourquoi la Russie n’intervient-elle pas ? N’a-t-elle pas toujours été une alliée de l’Arménie ? Apparemment, Moscou privilégie aujourd’hui sa nouvelle amitié avec le régime dictatorial à Bakou. En effet, l’Azerbaïdjan est un État policier dirigé par la même famille depuis quarante ans. Le père, Heydar Aliyev, était un ancien communiste qui a pris le pouvoir en 1993 après que l’Azerbaïdjan avait perdu une guerre antérieure pour l’enclave arménienne. Au cours de sa présidence, des investissements massifs ont été réalisés dans l’extraction des gigantesques réserves de gaz sous la mer Caspienne. Au cours des deux dernières décennies, son fils Ilham Aliyev a consolidé son pouvoir en alimentant des sentiments anti-arméniens dans son pays. Les écoliers en Azerbaïdjan sont confrontés à une propagande anti-arménienne très inquiétante.
Depuis le boycott des livraisons de gaz de Moscou en raison de l’agression en Ukraine, l’Europe aussi n’a été que trop heureuse de pouvoir frapper à la porte de Bakou. L’été dernier, par exemple, la Présidente de la Commission européenne a signé un protocole d’accord avec Aliyev pour augmenter les importations de gaz en provenance d’Azerbaïdjan de huit à douze milliards de mètres cubes. “Je suis heureuse de trouver ici une alternative fiable à la Russie”, a déclaré Ursula von der Leyen. Cependant, les experts français de Petrostrategies fournissent des preuves depuis un certain temps que Bakou fourni aussi du gaz russe avec un label azerbaïdjanais à l’Europe. En échange de cette astuce pour contourner le boycott occidental de son gaz, Poutine est prêt à fermer les yeux sur ce que fait son collègue, le dictateur Aliyev, au Haut-Karabakh et en Arménie.
Deux questions m’empêchent de dormir
Parce qu’il n’y a en effet pas que ce blocage du corridor de Latchine qui pose problème. En septembre dernier, des projectiles azerbaïdjanais ont soudainement été lancés sur Djermouk dans la province arménienne de Vajotz Dzor. Au cours des dernières décennies, jamais il n’y a eu de discussion concernant cette localité mais, avec leur attaque, les Azéris ont repoussé la frontière d’environ cinq kilomètres et ils menacent désormais Djermouk du haut des montagnes. Pourquoi cette attaque ? Jermuk est l’eau minérale nationale et l’endroit accueille une station thermale populaire. Inutile de dire que les hôtels ne sont plus complets maintenant. Chaque fois qu’il le peut, le régime azerbaïdjanais fait comprendre aux Arméniens – tant en Artsakh qu’en Arménie même – qu’ils n’y sont plus les bienvenus. Pendant la guerre de 2020, par exemple, à Stepanakert, des écoles et des maternités ont délibérément été bombardées.
Il s’agit à chaque fois de crimes de guerre, mais les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg à ce sujet restent sans conséquences. Le cas le plus notoire est celui de Ramil Safarov, un officier azerbaïdjanais qui, lors d’un séminaire de l’Otan à Budapest, a fait irruption dans la chambre d’un collègue arménien et l’a décapité. Safarov a été condamné à vie en Hongrie, mais en vertu de la Convention de Strasbourg, il a été transféré en Azerbaïdjan pour y purger sa peine. Carambole : une fois de retour à Bakou, Safarov a été promu et traité comme un héros. En 2020, l’Azerbaïdjan a encore une fois été condamné dans cette affaire, mais les 46 États-membres du Conseil de l’Europe n’ont même pas estimé nécessaire de convoquer l’ambassadeur azerbaïdjanais à ce sujet.
Deux questions m’empêchent de dormir depuis un certain temps. Primo : à quoi servent les tribunaux internationaux si les gouvernements qui les ont créés ne font pas le moindre effort de faire quelque chose avec cette jurisprudence ? Et secundo : dans dix ans, nous constaterons à nouveau que nous sommes devenus dépendants pour notre énergie d’un dictateur qui tente brutalement de rayer un pays voisin de la carte. Car Ilham Aliyev ne cache absolument pas que, selon lui, les Arméniens chrétiens doivent finir par disparaître complètement du Caucase méridional. Le génocide arménien d’il y a un siècle doit être “terminé” et il veut bien s’en occuper. C’est avec cet homme et avec son régime que nous voulons tout à coup traiter maintenant. Ne creusons-nous pas ainsi nos propres pièges ?