La pratique des jeux vidéo est-elle un sport?
Dopage, contrats juteux et star system... La vie de professionnels de l’e-sport ressemble à s’y méprendre à celle des footballeurs. Deux experts expliquent en quoi cette pratique du jeu vidéo relève du sport... ou pas. Ripostes.
Publié le 02-06-2016 à 12h27 - Mis à jour le 02-06-2016 à 13h41
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/NSEF5KAF7FAUBAWI2O4H4MNGA4.jpg)
Dopage, contrats juteux et star system... La vie de professionnels de l’e-sport ressemble à s’y méprendre à celle des footballeurs. Deux experts expliquent en quoi cette pratique du jeu vidéo relève du sport... ou pas.
OUI
Thibault Philippette
Chargé de cours en communication à l'UCL
et spécialiste des jeux vidéo

" Au niveau du spectacle, pour moi cela ne fait aucun doute, les compétitions de jeux vidéo, ou e-sport, n’ont rien à envier aux sports traditionnels. Des milliers de spectateurs se rassemblent pour voir les joueurs pro - de véritables stars ! - coordonner leurs actions, en équipe, et enchaîner les manipulations au clavier et à la souris. "
L’e-sport rassemble, chaque jour, des millions de joueurs en ligne. Qu’est ce qui explique ce succès ?
L’e-sport n’est pas un phénomène nouveau, sachant que la première compétition de jeu vidéo s’est déroulée il y a plus de quarante ans, entre étudiants, dans un auditoire de l’université de Stanford. Toutefois sa pratique connaît un véritable essor grâce à l’émergence de jeux de plus en plus compétitifs, notamment des jeux d’arènes et des jeux de tir à la première personne. Ce sont des jeux très visuels, qui fonctionnent bien en termes de mise en scène.
Que voit-on réellement quand on assiste à une compétition de jeu vidéo ?
Les joueurs sont autant représentés que l’action en tant que telle : on peut non seulement lire la concentration sur les visages, voir les mains qui courent sur les claviers et actionnent les souris, mais également suivre ce qu’il se passe à l’écran. Sans compter que, lors des grandes compétitions, au nombre desquelles on compte essentiellement la Esports World Convention et la Major League Gaming, le spectacle prend définitivement des allures de grands rendez-vous sportifs : les joueurs se préparent dans des maisons dédiées à leur entraînement; ils débarquent vêtus de la vareuse de leur équipe, frappée des logos des sponsors; ils suivent les consignes d’un coach; et le tout est commenté en direct. Des commentateurs de la chaîne de télévision en ligne O’Gaming se sont par exemple spécialisés dans cet exercice, parvenant d’une certaine façon à mettre en tension le déroulement des parties de jeux vidéo.
Mais les joueurs restent assis dans leur siège ! Peut-on dès lors assimiler cette pratique à du sport ?
Disons que si l’on considère le sport comme une activité physique, l’e-sport s’apparenterait davantage à un sport cérébral, tel que les échecs. Quoique, c’est discutable… Dans les années 80, des chercheurs ont démontré que la pratique professionnelle des jeux vidéo requiert une coordination très développée de la main et de l’œil. Il s’agit d’identifier un stimulus, à l’écran, le plus rapidement possible, et d’y répondre par une série de manipulations, qui auront été apprises à l’avance. Cela demande des réflexes, et à ce titre, ne pourrait-on pas plutôt considérer l’e-sport comme un sport de réflexe ? Ne doit-on pas aussi, pour gagner au squash ou au tennis, faire preuve d’une pareille dextérité ?
Comme vous le confiiez dans une interview à la revue "24h01", la pratique de l’e-sport provoquerait parfois des soucis médicaux ?
C’est normal, vu le temps passé assis (NdlR : un match complet de "League of Legends" peut, par exemple, durer jusqu’à 6 heures) et la tension provoquée par le jeu. Ah ! J’oubliais encore un dernier aspect qui rapproche l’e-sport d’un sport classique. Les joueurs s’échangent des informations sur le cours du jeu, à la manière des joueurs de foot qui se crient les uns sur les autres !
NON
Björn-Olav Dozo
Chercheur en cultures populaire
et en humanités numériques à l'ULg

" Difficile de ranger définitivement l'e-sport dans un case. Si cette pratique se rapproche par bien des aspects de disciplines sportives traditionnelles, il faut cependant pointer quelques arguments qui l'en distinguent nettement. Le plus solide, selon moi, c'est que les jeux vidéo évoluent au gré des innovations d'un éditeur. Au contraire des règles du foot, qui, elles, sont davantage figées. "
Quel est le premier argument qui tendrait à démontrer que l’e-sport ne relève pas du sport ?
On dit le plus souvent que la pratique des jeux vidéo ne requiert pas de compétences physiques mais, compte tenu de la coordination œil-main dont font preuve les joueurs professionnels, ce premier argument est très faible. D’ailleurs, enchaîner les manipulations au clavier et à la souris, cela s’entraîne et cela se perd aussi rapidement; peu d’e-sportifs ont plus de 25 ans.
Qu’est ce qui pourrait dès lors faire qu’on distingue l’e-sport du sport ?
Sans doute la différence entre les règles établies pour un sport classique et le dispositif mis en place par un éditeur de jeux vidéo. Les règles de foot, par exemple, tiennent en une page A4 et n’appartiennent à personne - n’importe qui peut construire un goal et organiser une rencontre dans une prairie. Par contre, pour organiser une compétition d’e-sport, c’est une autre affaire. Même si vous avez acheté la licence d’un jeu, vous n’en avez pas les droits de diffusion et vous ne pouvez donc pas faire ce que vous voulez.
Vous voulez dire que le déroulement des championnats d’e-sport serait tenu au bon vouloir des éditeurs de jeux vidéo ?
Je vais vous donner un exemple pour que vous compreniez bien. Dans les années 2000, la Corée du Sud avait essayé de faire de "Starcraft 1" son sport national, Cependant, au moment de la sortie de "Starcraft 2", l’éditeur a voulu privilégier l’utilisation de cette dernière mouture. Il faut dire qu’il avait probablement dépensé des millions pour la développer et, pour lui, il était temps d’oublier son ancêtre. Le gouvernement a tout de même tenté de résister, maintenant "Starcraft 1" comme le parangon du sport national. Après un bras de fer légal et financier, il a fini par échouer. Pourquoi ? Non pas parce qu’il a plié face à l’entité commerciale, mais parce que les joueurs ont décrété d’eux-mêmes que "Starcraft 1" était devenu "has been".
En fait, l’e-sport, c’est souvent un moyen pour un éditeur de jeux vidéo de faire la promotion de son produit ?
L’éditeur y trouve en tout cas beaucoup d’intérêt, mais c’est évolutif. Le média français "L’Equipe" a diffusé des matchs de Fifa 2016, mais l’année prochaine, pourra-t-il continuer de proposer ces images ? Je n’en suis pas sûr, car l’éditeur voudra mettre en avant Fifa 2017.
D’autres voix rapprochent enfin la pratique des jeux vidéo d’une certaine forme d’art. Comment cela ?
Il y a effectivement des formes de détournement de jeux vidéo qui produisent des contenus créatifs. Vous vous rappelez ces jeux d’intelligence sur Facebook ? Au moment d’écrire les réponses au stylet sur une ardoise numérique, certains esquissaient des dessins ponctués de la bonne réponse. Ils filmaient le tout pour le diffuser via les réseaux sociaux. En conclusion, je dirais qu’on peut qualifier la pratique d’un jeu vidéo en fonction de ce qu’en fait l’utilisateur : soit une forme de sport, soit une forme d’art…
L’e-sport en quelques chiffres
3 millions. Le nombre de personnes qui jouent parfois simultanément sur un même jeu en ligne.
50 000 euros par mois. C’est le montant que peut atteindre le salaire des plus célèbres joueurs professionnels d'e-sport.
300 actions par minute (APM). A la souris ou au clavier, c’est la moyenne de manipulations qu’enchaînent les joueurs d'e-sport, culminant parfois à 700 APM.
367 252 "likes". Autant de personnes qui aiment la page Facebook de Eefje Depoortere, surnommée "Sjokz". Une jeune Belge qui commente des compétitions de League of Legends, et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une vraie star.
4 millions. Le nombre de visiteurs uniques en un mois, lors des grandes compétitions internationales, de la web-TV O’Gaming intégralement dédiée au e-sport.
300 euros. Le Belge alloue en moyenne un tel budget par an pour les jeux vidéo et tout ce qui y a trait.
2 minutes. Le temps qu’ont mis les fans d’e-sport pour liquider les places disponibles pour la finale de la Coupe du monde de League of Legends, qui se déroulait en octobre dernier à Bruxelles.
1972. C’est l’année de naissance de la pratique du sport électronique. A l’Institut technologique du Massachusetts, Stephen Russell et Martin Graetz imaginent un jeu de tir qui s’appellera "SpaceWar".
7 juin. Après TF1 qui a organisé un tournoi d’e-sport, c’est SFR Sport qui se tourne vers cette discipline, diffusant l’Eleague à partir du 7 juin prochain.