Faut-il déboulonner les statues de Léopold II ?
Publié le 16-06-2020 à 09h44 - Mis à jour le 16-06-2020 à 12h05
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Plus de statue à l’effigie du roi Léopold II à Bruxelles d’ici le 30 juin, date anniversaire de l’indépendance du Congo : c’est ce que réclame une pétition en ligne. Ravivée par les protestations "Black Lives Matter" en cours aux États-Unis, la polémique enfle.
Oui pour Mireille-Tsheusi Robert, présidente de Bamko ASBL (Comité féminin de veille antiraciste) et coauteure de "Racisme anti-Noirs, entre méconnaissance et mépris"
Une statue, dans une ville, célèbre la personne représentée et ses actions. Léopold II est un génocidaire. Il a consciemment laissé et fait tuer des millions de personnes pour son bénéfice et pour celui de la Belgique. Lui et ses actions n’ont pas à être célébrés.

Pourquoi faut-il, selon vous, déboulonner les statues de Léopold II ?
Parce que c’est un génocidaire. Il était parfaitement au courant de ce qui se passait au Congo. Des enquêtes parlementaires l’attestent. La première campagne humanitaire du XXe siècle, menée par l’Anglais Edmund Morel, a notamment visibilisé cette pratique des mains coupées. En tant que responsable politique et moral, il aurait dû prendre des dispositions fermes. Il ne l’a jamais fait. Il n’a condamné ni ses envoyés ni ses travailleurs et a cautionné ce génocide. Une statue, dans une ville, célèbre la personne représentée et ses actions. Léopold II et ses actions n’ont pas à être célébrés.
Une autre revendication est de "décoloniser l’espace public". Que cela signifie-t-il ?
L’espace public a été aménagé à un moment où régnait un esprit colonial, acclamant les œuvres et les personnes qui y ont participé. Aujourd’hui, on espère que cet esprit n’est plus. Il fut un temps où on se félicitait de frapper sur les Noirs. Il est un temps où on peut mettre ces actes en question. Comment se matérialise dans la ville cette rupture idéologique ? Pas en gardant en l’état les vestiges urbanistiques de cette période.
Déboulonner et puis ? N’est-ce pas un acte de déni, de faire "comme si cela n’avait jamais existé" ? Ne conviendrait-il pas plutôt de contextualiser ces ouvrages ?
Est-ce dénier l’histoire de la Shoah que de ne pas avoir une statue d’Hitler en ville ? L’absence de statue n’empêche pas de raconter son histoire dans les documentaires ou dans les programmes scolaires. Au contraire, les interrogations sur son absence dans la ville obligent à expliquer le pourquoi.
Comparer Hitler à Léopold II, n’est-ce pas une comparaison historique dévoyée ?
Quand on laisse ou fait tuer dix millions de personnes, c’est un génocide. Si l’appellation gêne, appelez cela alors ethnocide ou africide. Il n’en reste pas moins qu’il a consciemment tué beaucoup de personnes pour son bénéfice et pour celui de la Belgique. On ne peut pas l’applaudir. Il n’est pas un exemple pour nous et nos enfants.
Que pensez-vous de la dégradation de statues de Léopold II ou de noms de rue s’y rapportant par des anonymes ? Ces actes sont illégaux. Ne doivent-ils pas résulter d’une discussion démocratique ?
Ces actes politiques sont qualifiés de vandalisme. À tort. Il est dès lors normal que ces personnes - je crois que ce sont surtout des jeunes - soient masquées. Plus loin, ces revendications (voir supra) sont sur la table depuis 20-30 ans et le débat n’avance pas. Mais quand ces personnes déboulonnent, comme par hasard, le débat s’amorce et les journalistes nous appellent. Quel message incohérent leur donnons-nous ? "Vous ne pouvez pas faire ça mais, quand vous le faites, nous, adultes, réagissons et en parlons." Enfin des bourgmestres disent ne pas remplacer ces statues sans les recontextualiser. Enfin des communes décident d’enlever carrément ces statues. Et, concernant le débat démocratique, sachez qu’il est demandé depuis des années par des associations. En vain, parce que nous sommes laissés sans réponse. Eux, ils cassent et ils ont une réponse. Quel exemple !
Où s’arrêter dans l’effacement de traces du passé ? Faudrait-il un jour abattre les pyramides égyptiennes ou la grande muraille de Chine, symboles de la tyrannie et de l’esclavage ?
Nous ne sommes pas en Égypte. Nous sommes en Belgique et nous nous occupons de notre histoire. C’est une habitude très belge qu’au moment de se confronter à notre histoire on se compare à d’autres pays : "Regardez, nos voisins faisaient la même chose et on ne leur dit rien." C’est une attitude enfantine et déresponsabilisante. Soyons responsables, ici, en Belgique. Si les Égyptiens veulent un jour détruire leurs pyramides, c’est leur histoire, pas la nôtre. Maintenant, nous, associations, ne voulons pas de destruction. Nous voulons les déplacer dans des musées avec des parcours pédagogiques à la clé, en parler dans les livres d’histoire à l’école ou en faire des documentaires. Nous voulons qu’on en parle davantage plutôt que d’être célébrés et applaudis au milieu de la ville.
Entretien : Thierry Boutte
Non pour Renier Nijskens, président de l’Union royale belgo-africaine, ambassadeur honoraire (e.a.) à Kinshasa (2000-2004), ancien émissaire belge pour la région des Grands Lacs (2016-2019)
Déboulonner les statues du Roi n’aurait aucun sens. Et le considérer comme un génocidaire est une importante erreur historique. Profitons du prochain travail parlementaire sur la question pour réfléchir intelligemment à la recontextualisation et à l’enseignement de la colonisation.

Faut-il déboulonner les statues de Léopold II ?
Cela n’aurait pas de sens, surtout aujourd’hui sous la pression de certains groupes extrémistes qui clivent la société belge. On ne juge d’ailleurs jamais le passé, ni l’histoire, avec une vision contemporaine. Ce qui est par contre souhaitable, c’est que l’on recontextualise les événements et les personnes qui ont trait à la colonisation.
De quelle manière ?
Nous devons replacer les événements et les personnes dans le contexte de l’époque, sans procéder de manière unilatérale. Aujourd’hui, il y a chez certains la volonté de rédiger un inventaire ou une réécriture haineuse de cette histoire, sur la base de faits supposés ou partiels. Puisse aussi cette recontextualisation objective servir aux enseignants pour que la colonisation soit davantage et mieux enseignée.
Mais, justement, que fut Léopold II ? Fut-il, pour vous, coupable ou responsable des crimes commis au Congo ?
Ces derniers temps, il est indéniable que ce qui semble intéresser une frange d’activistes, ce sont seulement les aspects critiquables du Roi au Congo. Par un raccourci erroné, en extrapolant des suppositions sans fondement, beaucoup concluent alors que Léopold II fut un génocidaire. Ce qui est clair, c’est que la récolte du caoutchouc et de l’ivoire a engendré des agissements abusifs et même parfois criminels de certains agents à l’encontre des Congolais. Mais ces agents opéraient la plupart du temps loin des yeux du gouvernorat général. Il est évident aussi que Léopold II ne donna jamais aucune instruction pour qu’on maltraite des personnes. Il a d’ailleurs mis en place en 1905 la Commission d’enquête internationale, et a transformé en décrets ses conclusions - qui n’étaient pas fardées - pour remettre en avant le bien-être des populations. Tous ceux qui sont documentés arrivent donc à la conclusion que l’alignement de Léopold II aux côtés de génocidaires avérés est une grave erreur historique. On oublie par ailleurs souvent de mentionner la manière avec laquelle il a fait mettre fin aux campagnes esclavagistes, le soutien avec lequel il a encouragé les recherches médicales pour stopper les maladies endémiques, et l’insertion des Congolais qu’il a prônée, notamment dans l’enseignement.
Y a-t-il néanmoins un effort à opérer pour "décoloniser" l’espace public et offrir, à travers le nom des rues ou la statuaire, davantage de place aux personnalités africaines ?
L’espace public est le reflet d’une histoire et - en principe - d’un large consensus au sein de la population. Il me semble donc que décoloniser l’espace public en cherchant à le réajuster avec les vues d’ensemble de la population vivant aujourd’hui en Belgique n’est pas une chose mauvaise en soi. Mais, de nouveau, il ne faut pas le faire sous la pression de groupes minoritaires, souvent masqués, extrémistes et cherchant à polariser la société belge. Je considère donc que l’initiative parlementaire annoncée pour évaluer ce que fut la colonisation est une très bonne chose. Elle permettra d’aller au fond des débats, de terribles questions, et de dégager des pistes de solutions à la fois pour la statuaire, la décolonisation de l’espace public, l’enseignement de la colonisation et la lutte contre les discriminations que subissent les populations africaines en Belgique. Quant à la question du pardon que devrait adresser la Belgique aux Congolais, je pense que ces derniers apprécieraient davantage la poursuite du soutien de la Belgique au développement économique et démocratique de leur pays, que les paroles vides d’un pardon qui ne porterait pas d’effets.
Entretien : Bosco d’Otreppe
"Ne pas réduire le règne de Léopold II au Congo"
C’est en tant que "citoyen" , précise-t-il, que Dominique Orts a lancé une importante chaîne de mails pour "défendre la mémoire de Léopold II" . "Il n’y a pas de raison de déboulonner les statues de Léopold II , souligne-t-il auprès de La Libre . Non seulement parce que le Roi n’a pas donné l’ordre de martyriser les Congolais, mais aussi parce que ce qu’il s’est passé au Congo et dans d’autres colonies n’a rien à voir avec les statues et, enfin, car il importe de ne pas réduire aux événements congolais le règne de ce Roi bâtisseur et visionnaire."
Dominique Orts défend l’utilisation du terme de "visionnaire", surtout au vu des avancées sociales qui ont eu lieu sous le règne de Léopold II [et l'impulsion des gouvernements et parlements en place NdlR]. Parmi elles, il évoque l’obligation du paiement des salaires en numéraire et à date fixe ; l’autorisation de la formation des syndicats ; l’interdiction du travail des enfants de moins de 12 ans, du travail de nuit des enfants de moins de 16 ans et du travail souterrain pour les femmes de moins de 21 ans ; la réparation pour les accidents de travail… Sans oublier, conclut-il, le développement, notamment urbanistique, de la Belgique.